Il fallait le voir pour le croire : le silence qui suivit le dernier lied du cycle de quatre considéré comme le chant du cygne de Richard Strauss semblait ne pas devoir finir ! Qui l’a rompu, mettant fin à ce recueillement, à cette communion, a libéré aussitôt une immense houle d’acclamations en hommage à Diana Damrau et Helmut Deutsch. Elle, blondeur séduisante dans sa robe émeraude et lui, rutilant d’un coup de soleil, la sirène à la voix flexible et le magicien dont le piano avait chanté avec elle, dans un échange constant qui était comme le flux intarissable d’une tendresse réciproque. Le lecteur l’aura compris, ce concert n’était pas seulement de ceux qui satisfont les oreilles, il faisait vibrer force cordes sensibles et ce, paradoxalement, sans jamais outrer l’expressivité ou renchérir sur le pathétique. A peine pourrait-on s’interroger sur le dramatisme des sonnets de Pétrarque et de l’ « adieu (à la) petite table » donné en bis. Les poèmes tiennent tant de l’exercice de rhétorique, dans leurs accumulations d’antithèses, que les prendre au sérieux conduit à exacerber, exaspérer les oppositions. Mais si une option plus distanciée nous séduirait, cela n’enlève rien à la magistrale démonstration de maîtrise que nous a offerte le duo, suffisante en soi pour nous délecter à chaque instant. Quant à Manon, a-t-elle assez de profondeur pour que ses regrets en aient ? Question à vrai dire oiseuse tant l’art de l’interprète suffit à faire de ce morceau choisi un passage direct dans la sensibilité palpitante du personnage.
En hors d’œuvre, sept lieder de Schubert, de durée variée, permettent à Diana Damrau de se montrer tour à tour enjouée, espiègle, pensive, inquiète, tourmentée, mutine et rêveuse, son visage très mobile et ses yeux si expressifs accompagnant, voire soulignant le texte, dont sa voix, d’une homogénéité indiscutable, réfléchit les couleurs. Ma voisine, germanophone patentée, regrette une certaine mollesse de l’articulation, qui nous frappera aussi à propos de l’italien pour les sonnets de Pétrarque. Il ne s’agit pourtant pas d’une incapacité de l’artiste, puisque son français pour l’air de Manon sera irréprochable. Les sonnets, donc, suivent les lieder et élargissent la palette expressive comme ils élargissent l’expansion vocale dans la surabondance des images antagonistes, occasion d’admirer la maîtrise du souffle et l’art des contrastes. Chez Schubert comme chez Liszt Helmut Deutsch est proprement ensorcelant, tant son toucher et sa rythmique font miroiter et chanter le clavier, et nous entraînent dans une autre dimension que celle de l’accompagnement. Sans doute la familiarité des deux artistes, qui se regardent à peine tant ils sont sûrs l’un de l’autre, ne contribue-t-elle pas peu à la fascination émerveillée que suscite leur conjonction musicale. Il est vrai qu’elle n’est pas récente et qu’un disque de 2011 en garde une trace précieuse.
La deuxième partie, entièrement consacrée à Richard Strauss, commence par cinq lieder provenant de groupements divers. Comme ceux de Schubert, ils offrent à Diana Damrau l’occasion d’exprimer des émotions peut-être moins convenues, en particulier la berceuse et « A mon fils », le quatrième, mais elle pare tous les textes d’une expressivité intense, comme si elle était vraiment concernée. Le grand artiste sait inventer les émotions qu’il n’a pas vécues et c’est sans doute ce qui confère à ce récital sa force d’impact, l’illusion de sincérité rayonnante que la cantatrice, malgré le philtre des complexités musicales, communique immédiatement, dans la vague ou l’écrin dont le piano l’enveloppe. Dans ces pièces d’époques différentes passent évidemment des échos venus d’opéras, souvent du Rosenkavalier et la courbe des mélodies accompagne l’opulence vocale inséparable de Strauss. Le timbre de Diana Damrau, que des souvenirs viennent confronter à d’autres, est peut-être moins onctueux mais la voix sinue splendidement et s’élève, et flotte, et nous ravit. Si le texte des Vier letzte Lieder incite à la mélancolie, peut-être à cause d’un ordre devenu la règle sans qu’on ait l’absolue certitude que Strauss le voulait ainsi, la beauté de l’œuvre tient à l’accord entre les mots et les notes, et à cette impression, que l’ordre soit ou non le bon, d’assister au dévoilement progressif d’une vision qui ne prendra tout son sens qu’une fois réunis les fragments qui la composent. Est-ce cette impression d’être au seuil d’un mystère, contemplé par le regard de Diana Damrau et suggéré par le toucher d’Helmut Deutsch, qui nous a sidérés si longtemps alors que voix et piano s’étaient tûs ? La rupture de ce silence ineffable par les acclamations ramène au réel : deux musiciens heureux d’avoir, manifestement, rendu heureuse l’assistance. Ils vont la remercier par quatre bis, deux lieds de Strauss, dont L’adieu, suivis de « O mio babbino caro » et de « Adieu, notre petite table » à faire fondre les plus endurcis. Même le nouveau Ministre de la Culture semblait ému. En cette nuit des étoiles, deux grands artistes rayonnaient dans cette église catalane, auréolés de leur engagement musical et de leur générosité !