Plus qu’à l’évidence, l’éclectique, ambitieux et pléthorique programme de Sumi Jo relève d’une stratégie artistiquement assumée, avec ses risques indéniables de perdre l’auditoire en chemin. En ce premier rendez-vous des récitals Grande Voix à l’Opéra de Clermont-Ferrand avec le Centre Lyrique d’Auvergne, l’exigeante et perfectionniste colorature a, à n’en pas douter, mûrement prémédité une performance vocale qui n’a pourtant rien de l’exhibition fût-elle de haute virtuosité. N’empêche, se mesurer près de deux heures durant avec plus d’une quinzaine de compositeurs couvrant quelque trois siècles de mélodies, romances et airs d’opéras dans des esthétiques sans commun dénominateur peut être suspecté de flirter avec la culture de l’exploit. La fin en soi risque de s’avérer une entreprise périlleuse. D’autant qu’à la clef on compte plusieurs morceaux de bravoure redoutables. Faut-il y voir une volonté pour la diva haut perchée d’être à la hauteur de sa réputation en affirmant « Je suis toujours là ! » après trente années de tête d’affiche ?
On oublie vite ses entrées en scène en première et seconde partie, fine silhouette moulée dans d’affriolantes robes dignes du bal du nouvel an viennois. Si Sumi Jo réussit son pari elle le doit plus à l’émotion de son chant qui opère sans coup férir comme un philtre, qu’au scintillement du strass qu’elle arbore. Sans chercher à séduire à coup d’artifices vocaux, elle reste elle-même, méticuleuse technicienne et musicienne sensible et intraitable. Contre toute attente, d’un programme dont le seul énoncé fait redouter l’auberge espagnole à l’œcuménisme racoleur et consensuel, elle fait un tout cohérent, porté par l’émotion et la sincérité d’une personnalité vocale authentique.
© Yann Cabello
Le registre est épanoui, souple, sans dureté. Il tisse des aigus filés toujours riches en nuances. En témoigne la précieuse dentelle vocale de la Villanelle d’Eva Dell’Acque. Pareillement avec Vilja Song de Franz Lehar exempt de mièvrerie ou de préciosités superflues. La franchise du soutien lui ouvre une sûreté de ligne et d’assise libérant des aigus audacieux jamais à découvert notamment dans la poésie mélancolique d’Ari Arirang de Jung Joon Ahn. Rectitude stylistique qu’elle doit à sa conduite vocale d’une homogène fluidité qu’elle que soit l’apparente disparité des répertoires.
Et qui aurait parié sur son « Lascia, ch’Io pianga » ? Elle en écarte toute démonstrativité préférant en retenir l’intensité du caractère méditatif haendelien. Et c’est sans rupture qu’elle vocalise avec des grâces de rossignol sur « Ah, vous dirais-je maman », d’Adolphe Adam. Faire vivre cette page un peu hâtivement dépréciée, relève du défit dont seuls une agilité naturelle et un grain séducteur et délicat peuvent venir à bout.
Technicienne avisée rompue à toutes les subtilités, elle franchit avec une stupéfiante aisance les acrobaties et sauts d’octaves du « Lo ! Here the gentle lark » de Bishop, avant d’enchaîner sur la nostalgie teintée d’ineffables couleurs du « Sposa son disprezzata » de Vivaldi. Que Sumi Jo paraisse crânement jouer avec le feu en flirtant avec ses limites dans l’extrême aigu de la Danube Waltz de Johann Strauss II, elle fait passer un frisson de bonheur mêlé de crainte parmi le public. Une façon de nous faire comprendre que si elle consent à prendre tous les risques, c’est qu’elle peut s’offrir ce luxe sans souffrir et que tel est son bon plaisir. Un jeu qui, s’il n’est pas sans danger, ne manque pas de saveur. On devine chez elle un plaisir aristocratique du chant, qui loin d’être purement formel, le consacre comme un art de la distinction. Une forme d’ironie aussi qui affirme la prééminence d’une voix hors du commun. Son timbre fin et racé ne se départit à aucun instant de cet éclat raffiné et de cette transparence avec lesquelles elle joue avec une fierté sans complexe dans Chanson espagnole de Leo Delibes. Ce savoir-faire de la séduction de la part d’une diva de la scène ce soir jamais pris en défaut, lui permet de rester superbement femme, d’en revendiquer sans tricher, l’orgueilleuse fragilité qui assure aussi son triomphe.
Triomphe auquel le toucher de Gary Matthewman est loin d’être étranger. Une (omni)présence juste, d’une parfaite tenue, un doigté vif, une articulation souple et sensuelle assurent un bel équilibre avec la soprano. Le pianiste qui possède un son chatoyant, d’une féline plasticité, donne le sentiment non plus de prosaïquement accompagner, mais de se glisser dans le chant, de l’habiter, de s’en faire le complice.