Après le festival de Pâques d’Aix en Provence, c’est au tour de Paris d’avoir le privilège d’entendre cette variation haendelienne sur le thème du désarroi amoureux servie par deux voix et une cheffe passées maîtres dans l’expression des passions dévorantes dans l’infini nuancier de couleurs du Maître Londonien. C’est donc un programme aux émotions sublimées que Sandrine Piau et Tim Mead, sous la direction d’Emmanuelle Haïm, nous ont offert hier soir au Théâtre des Champs Elysées.
La délicate connivence, dans le dépit comme dans l’allégresse, est totale entre les deux chanteurs, avec cette complémentarité idéale d’un soprano aérien et d’un contre-ténor tout en intériorité, aux timbres suffisamment différenciés, pour donner pleinement vie et crédibilité à des couples déchirés. L’adéquation vocale confère aux accords et désaccords des cœurs beaucoup de profondeur et couleurs, et aussi d’expressivité dans ce programme haendelien protéiforme. Les timbres moelleux de Sandrine Piau et de Tim Mead servent ainsi à merveille la tonalité singulière du sublime duo de Tamerlano, « Vivo in te » et le ton doux amer, presque ironique, de « Scherzano su tuo volto » de Rinaldo. Et quand cette synergie rencontre l’inspiration, on atteint des moments de grâce comme dans le duo « Ti abbraccio » de Rodelinda dont le raffinement donne ici une parure subtile et émouvante à une étreinte fulgurante en forme d’adieu.
Sandrine Piau incarne ce florilège d’héroïnes Haendéliennes avec sobriété. Elle distille le juste dosage entre élégance et virtuosité tant dans les récitatifs que les airs et donne leur pleine mesure à des aigus pianissimi et un legato qui laisse sans voix. Loin d’un exercice de style destiné à se mettre en avant, l’usage de l’effet a ici pour seul dessein de restituer la vérité d’un personnage au plus près de l’essence à l’œuvre, ce dont Alcina est sans doute le plus éclatant exemple. Dans l’air « Ah ! Mio cor », la soprano nous étreint le cœur par ses attaques percutantes dans un propos aux accents amers. Véritable tragédienne, elle donne corps, avec maestria, aux émotions destructrices d’une héroïne à la dérive. Dans le lamento « Verso già l’alma col sangue », extrait d’Aci, Galatea e Polifemo, et plus encore dans l’air de Cléopatre « Piangerò della sorte mia » (qui est venu se subsituer en cours de programme au récit et air de Dalinda dans Ariodante), Sandrine Piau exalte une infinie mélancolie dans un halo de lumière. Le registre en clair-obscur sied à merveille à une artiste qui se définit, elle même, au-delà d’une apparente luminosité, comme « tourmentée avec une vision alarmiste du monde ». Elle nous donne ici une belle leçon d’expressivité dans l’art des nuances.
Tim Mead est un partenaire régulier du Concert d’Astrée et a été récemment dirigé par Emmanuelle Haïm dans Rodelinda donnée à Lille dans la mise en scène de Jean Bellorini. C’est donc avec aisance qu’il se fond dans l’écrin musical que lui tend ici la cheffe. Derrière son pupitre, le contre-ténor à la belle présence physique, fait la démonstration d’une grande aisance dans les vocalises et d’un aigu solaire dès l’ouverture du programme avec l’air d’Andronico « Più d’una tigre altero » extrait de Tamerlano. Ses trilles sont délicats et son chant d’une belle sobriété. Le ton lumineux laisse ensuite place à une délicate mélancolie, notamment dans « Voglio dunque morire » de Tamerlano. Le chanteur se révèle, par ailleurs, de bout en bout convaincant et sait animer chaque récitatif par un engagement total dans la caractérisation des personnages. Le contre-ténor excelle également dans le courroux du « Vivi Tiranno » de Rodelinda, faisant siens les tourments qui traversent Bertarido. On peut alors pleinement apprécier dans cette interprétation habitée, chaque phrasé, legati et crescendi, distillés dans un chant débarrassé de toute fioriture inutile. On sent ainsi à quel point Tim Mead a gagné en maturité et qu’il est aujourd’hui dans la plénitude de ses moyens.
Contrairement à sa Rodelinda dirigée à Lille où elle avait peiné à maintenir crescendo la tension de l’histoire, Emmanuelle Haïm renoue heureusement ici, dans l’ouverture de l’œuvre, avec le rythme dynamique et les vifs contrastes qui caractérisent sa direction dans le répertoire Haendélien. Elle conduit dans la même dynamique le Concerto Grosso n°2 opus 3 faisant naître un suave et délectable dialogue entre les cordes et le hautbois. Par contraste, dans l’ouverture d’Orlando, le tempo un tantinet plus lent et nous donne ainsi à d’entendre distinctement chaque instrument dans un tissu orchestral où les lignes se chevauchent pourtant en cascade. Attentive aux moindres variations de la partition, la cheffe soigne les articulations et les phrasés et donne alors tout l’espace nécessaire aux belles sonorités du Concert d’Astrée pour se déployer.
Au fil du spectacle aux merveilles succède un miracle, celui de l’osmose de deux voix dans l’écrin de la direction jubilatoire d’Emmanuelle Haïm laquelle prend, en outre, un évident plaisir à multiplier les bons mots à l’adresse d’un public conquis. Tout est ici un idéal d’équilibre où l’on ne sent jamais l’effort, la musique paraissant être naturellement connectée à l’âme des artistes. ô sublimes désespoirs !