«Nous travaillons parfois dans une sorte de transe… Il y a des moments où rien ne semble exister autour de nous… » C’est ainsi que Marianne Crebassa décrit son osmose musicale avec le pianiste Fazil Say. Une affinité élective qui les a portés sur le fil de cet album intitulé Secrets, écrin d’élégance et de finesse récompensé par le Solo Vocal Award de Gramophone Magazine en 2018 et source inspiratrice du programme présenté hier soir au Theâtre des Champs-Elysées. Après leur triomphe à la Scala le 27 janvier dernier, les deux artistes sont à nouveau réunis dans cette synergie, véritable force motrice de leur duo, qui fait de l’exploration des œuvres de chambre du 20e siècle un envoûtant voyage empreint de magie et de mystère.
Comme à Milan, le point d’orgue du programme proposé est incontestablement Les trois mélodies de Shéhérazade de Ravel. On résiste toujours inconsciemment à entrer dans la transcription piano de l’œuvre tant la version orchestrale laisse la vibrante empreinte d’un Orient voluptueux drapé dans une atmosphère mystérieuse où la beauté, le désir et le trouble des sens se mêlent dans des parfums enivrants. Mais ici toutes les réserves sont vaincues pas le jeu subtil de Fazil Say qui, de par sa culture, évolue sur la même fréquence sensorielle que la frémissante sensualité de la musique de Ravel. Il met ici en lumière toutes les possibilités d’expression données par la partition à travers un nuancier de couleurs et de tonalités infinies. Dans cet écrin multiple, Marianne Crebassa déploie avec aisance sa voix souple au phrasé exemplaire et dès Asie, nous tend un bouquet d’émotions enfiévrées dans un raffinement extrême. Comme elle se plait à dire « j’aime raconter des histoires » et cela s’entend. Elle sait, avec une science absolue des nuances, habiller son interprétation de mystère dans un lyrisme retenu.
Cette expression subtile et pudique des émotions trouve également une illustration parfaite dans Les Trois Mélodies de Debussy. La diction impeccable de la chanteuse et son art consommé de la mezza voce font merveille dans les mots de Verlaine. Le registre aigu brillant et bien projeté, ainsi qu’un phrasé irreprochable magnifient la langue française dans toute sa richesse. Fazil Say n’est pas en reste sur les rivages debussiens avec deux pièces du premier livre des Préludes. Dans La Cathédrale engloutie, son interprétation étonnemment singulière mais d’une grande profondeur mêle les sons presque spectraux à des notes aériennes laissant sans voix. Ces sonorités qui, chez certains, paraîtraient détonantes sont dans le jeu du pianiste d’un naturel confondant. De Minstrels, il livre une interprétation saisissante par laquelle il donne vie avec maestria aux rythmes brusques et brisés, presque stravinskiens, de la composition. Dans une posture devant son clavier aussi singulière qu’insolite, le geste expressif presque compulsif, sa main droite suspendue par intermittence dans les airs, le pianiste fait viscéralement corps avec la musique. Mais c’est avec les trois Gnossiennes d’Erik Satie que toute la virtuosité de Fazil Say se fait entendre dans d’élégantes arabesques stylistiques aux couleurs de l’Orient.
Cet ensorcellement des sons et des rythmes contrastent avec l’atmosphère intimiste, presque murmuré à nos oreilles par les deux artistes, de Chanson triste de Henri Duparc, sorte de clair de lune romantique illustré par les doux arpèges du piano et les accents élégiaque de la voix, ici plus intime que jamais, de Marianne Crebassa. Une atmosphère plus théâtrale revient sur scène avec Au pays où se fait la guerre du même Duparc, sur un texte de Théophile Gautier. Il s’agit ici presque d’un air d’opéra qui doit être incarné plus encore que chanté, et la mezzo-soprano s’empare de ce personnage de femme au cœur brisé avec un art subtil du dosage entre émotions et dignité.
Le concert s’achève comme à la Scala, avec des compositions de Fazil Say, Gezi Park 2, une sonate pour piano et Gezi Park 3, une pièce pour mezzo et piano, en réponse à la répression d’une manifestation dans les rues d’Istanbul ayant fait neuf morts dont le jeune Berkil Elvan, âgé de 15 ans. La sonate pour piano, puissamment sombre, les cordes pincées à même la main à l’intérieur de l’instrument, offre un motif musical menaçant, étrange, revenant en leitmotiv comme le destin qui frappe de manière aveugle. L’atmosphère n’est toutefois pas entièrement noire puisque ponctuée de motifs jazzy rappelant les improvisations de Keith Jarrett. Quant à la ballade pour mezzo et piano, qui clôt la soirée, point de rencontre entre l’Orient et l’Occident, elle sollicite la voix dans tous les registres et l’amène à un engagement extrême, total. Et nul besoin de connaître le sujet pour en deviner toute la dimension dramatique à travers l’interprétation bouleversante de Marianne Crebassa. Le silence de l’auditoire qui s’en suit est éloquent quant à la puissance émotionnelle portée par la voix de l’artiste.