Enfin un récital de Blandine Staskiewicz à Paris ! Tout n’y était pas idéal certes, mais ne boudons pas notre plaisir d’entendre chanter toute une soirée celle qui depuis dix ans enflamme les souvenirs de certaines de nos plus belles soirées lyriques parisiennes (la Griselda de Vivaldi, Callirhoé de Destouches, Cendrillon de Massenet…). Comme nous l’expliquions dans un portrait que nous lui avons récemment consacré, le timbre de sa voix est très dur et froid mais s’anime soudainement lorsque l’expressivité l’irrigue, c’est ce qui explique certainement que les airs les plus réussis de la soirée étaient ceux où les personnages saillent le plus à travers le beau chant.
Commençons par détailler ce qui nous a un peu déçu. La voix a d’abord mis du temps à se chauffer : était-ce dû à une méforme passagère ou à la ventilation frigorifique de la salle (18° au doigt mouillé !) ? Les premiers airs s’en sont ressentis avec des tensions excessives sur le médium et un aigu plus dur que d’habitude. Ce sont ensuite les graves qui nous ont semblé trop sourds, surtout ceux émis rapidement, car lorsqu’ils étaient attentivement posés ils passaient bien. Ici c’est sans doute la basse continue roborative de l’orchestre qu’il faut accuser. Louons Alexis Kossenko et son jeune et bel ensemble Les Ambassadeurs, de jouer aussi nombreux pour un récital dans une salle privée et d’accorder autant d’importance à la basse continue (un clavecin, un luth, un basson, deux violoncelles et une contrebasse !). On ne dira jamais assez à quel point ce tapis harmonique est nécessaire à l’équilibre des morceaux baroques (et la division de l’orchestre en deux ensembles à basse continue inégale pour le concerto de Vivaldi a souligné tout ce que l’on perdait alors en cohésion et en richesse de son). Revers de la médaille, ce bourdon couvrait souvent les graves de la chanteuse au début du concert. Cet ensemble est néanmoins un des plus prometteurs et tout terrain que l’on connaisse : brillant avec la même alacrité dans Handel et Telemann que dans Vivaldi ou Rameau. Leur son est plein, les pupitres d’une discipline et d’une précision remarquables sans être mécaniques, et les solistes d’une virtuosité à toute épreuve.
Le programme, mêlant airs vocalisants, de demi-caractères et lamenti comme au disque, confirme que c’est vraiment dans l’apex dramatique que Blandine Staskiewicz s’épanouit le mieux, tant sa voix vit dans une tension permanente entre l’aigu et le grave, renforcée par l’ossature du texte qu’elle prononce avec un soin tout droit inspiré de la tragédie lyrique française où elle excelle également. Même s’ils furent brillamment interprétés, nous n’avons vu que du talent dans les airs de Vivaldi : un « Sovente il sole » où seul un vrai alto peut s’épanouir dans le moelleux désespéré de cet air ; « Io son fra l’onde » exprime un ton presque trop anecdotique pour elle ; quant à l’ « Agitata da due venti », elle fait partie des rares chanteuses à ne pas en escamoter les graves et à bien souligner l’angoisse suscité par la scène décrite mais c’est un air de parade qui ne brille pas vraiment pour sa profondeur psychologique, et l’on regrette qu’elle n’ait pas plutôt choisi un des airs hallucinés d’Ottone dans La Griselda. Le « Sol da te » donné en bis était surtout l’occasion pour le flûtiste et chef d’orchestre de briller à son tour.
Fort heureusement la seconde partie lui a permis de retrouver l’électricité qui commençait à crépiter dans le très bel air de Porpora en ouverture de concert. Ce n’est plus seulement du talent mais du génie qui stupéfia la salle le temps d’un « Pensieri, voi mi tormentate » dans lequel elle fût idéale, sidérante et plaintive sans jamais verser dans l’histrionisme. Superbe également dans l’air de Radamisto. Mais c’est dans l’ « Ombra mai fu » qu’elle nous a surpris. Nous abordons toujours cet air avec l’appréhension due à sa célébrité, et craignions fort que cette voix impropre à la rêverie ne s’y égare. Mal nous en a pris : loin des mollesses stéréotypées si souvent déployées dans cet air, on voit ici bel et bien le roi perse déjà agité par sa libido tumultueuse, pour qui le repos sous son arbre favori n’est qu’une posture qui sera vite abandonnée. Enfin elle emporte la mise avec « Brilla nell’alma »: éloignant cet air d’une suite de vocalises acrobatiques (sans les éviter, à quelques quadruples croches près), elle en fait la démonstration de joie d’un personnage soulagé, personnage qu’elle ne cesse de faire vivre par un large sourire.
On espère ardemment le retour prochain de cette grande chanteuse sur les scènes parisiennes, et on pourra d’ici là l’entendre à Cergy pour Il Trionfo del Tempo e del Disinganno de Handel le 18 octobre.