Nos amis lecteurs ont en tête maints exemples cuisants de l’impasse où s’engouffrent, dans la plupart des cas, les grands chanteurs d’opéra qui s’aventurent dans le domaine de la pop ou de la variété. Si le cross-over laisse souvent l’auditeur dans un état d’insatisfaction, voire de léger malaise, Anne-Sofie von Otter s’y est, elle, toujours montrée à son avantage. Question de tempérament, capable de toutes les fantaisies sans jamais perdre de sa distinction, et de discipline vocale, à même de plier l’émission aux exigences que l’amplification requiert. Invitée par l’Auditorium du Musée d’Orsay à honorer Baudelaire, elle montrera même, dans les pages de chansons françaises et suédoises, une liberté qui manquait à la première partie, consacrée à la mélodie. C’est que la voix, considérablement émaciée, peine désormais à varier les couleurs, à doser les nuances, à apporter au mot son comptant de pulpe et de chair. La rythmique robuste d’ « Hymne » selon Gabriel Fauré qui ouvre le programme prend l’instrument à froid ; l’écriture tendue imaginée par Claude Debussy sur « Harmonie du soir » souligne l’amincissement de l’aigu, que rattrape une justesse et une précision à toute épreuve ; longue ballade sinueuse, « La cloche fêlée » de Charles Martin Loeffler, qui augmente l’accompagnement au piano d’un alto et qu’Anne-Sofie von Otter avait déjà enregistrée, impressionne certes, mais davantage par la maîtrise du texte que par la tenue vocale. De même, le choix de « l’Invitation au voyage » dans la mise en musique de Chabrier, plus agitée que celle de Duparc, aurait demandé une voix au sommet de sa gloire. L’entente avec l’altiste Vicki Powell, et avec son fidèle pianiste Bengt Forsberg, qui assure en outre quelques passages en solo dans des pièces de Debussy ou de Fauré dont il peine à restituer le mystère, ne permet pas de dissiper ces réserves.
Et puis tout change : armée d’un micro qui la déleste des enjeux liés à la projection et lui permet de se concentrer sur la sculpture des mots, qu’elle prononce dans un français impressionnant, épaulée par le guitariste Fabian Fredriksson qui vient s’ajouter aux deux autres instrumentistes, Anne-Sofie von Otter se révèle une brillante interprète de Gainsbourg (qui avait signé au début de sa carrière une composition très jazzy sur le « Serpent qui danse »), de Sofia Karisson (chanteuse suédoise ayant repris, dans sa langue, « Moesta et Errabunda »), et surtout de Léo Ferré. Passionné de poésie, le chanteur était un adaptateur consciencieux de Baudelaire, soucieux que la musique ne fît pas écran au pouvoir expressif des mots. Dans la chaleur sensuelle des « Bijoux » comme dans l’ironie grimaçante du « Vin de l’assassin », von Otter s’impose comme une authentique poétesse, à la hauteur des textes mis à l’honneur ce soir.