C’est à guichets fermés que se produit Anna Netrebko en ce froid dimanche de décembre. D’abord prévu en 2006, puis repoussé à 2011, pour finalement survenir en 2018, le premier récital en solo de la soprano au Carnegie Hall a suscité une attente quasi insoutenable. Se trouvent dans la salle de fervents pèlerins venus adorer leur idole, une flopée de chanteurs en vue (dont Piotr Beczala et Pretty Yende), une bonne partie de la communauté russe de New York et un petit chien blanc sagement assis au premier balcon. Le programme rivalise de variété avec public : presque vingt-cinq morceaux, en six langues, par plus d’une douzaine de compositeurs. Si le fascicule tente d’occulter l’absence de ligne directrice en affirmant que la première partie évoque le matin et la seconde le soir, les différences de style laissent perplexes.
Déjà amplement écumé lors de récents concerts, le répertoire italien est quasiment absent d’un programme proche de celui du récital donné au Théâtre des Champs Élysées en 2012. En six ans, le soprano a évolué sous bien des aspects. Déjà ample, l’instrument s’est mué en cette voix-fleuve au timbre capiteux que des aspérités rendent parfois abrasive.
Anna Netrebko, première partie © Chris Lee
La diva paraît dans une grande robe de soie fleurie, pressant contre elle un épais bouquet de roses, anticipation d’un triomphe inéluctable. Les premiers airs de Rachmaninov manquent justement de cette fraicheur florale. Les aigus somptueux de Netrebko ne cachent pas le manque de ductilité d’un instrument devenu opulent qui transforme la mélancolie doucereuse de ces chansons en airs épiques. En dépit de ses efforts, Malcolm Martineau ne peut restituer au piano l’entrelacement langoureux de la voix et de l’orchestration prévu par le compositeur.
Dans « Il pleure dans mon cœur », la soprano insuffle une chaleur inhabituelle au poème de Paul Verlaine, à l’opposé du jeu de transparences d’une Cheryl Studer par exemple. Martineau rend magistralement tous les chromatismes de la partition de Debussy. Netrebko poursuit avec un « Depuis le jour » brulant de désir dans lequel elle est plus femme fatale que jeune fille innocente. Même approche pour les lieder de Strauss, plus expressifs que méditatifs et en particulier « Morgen » qui bénéficie d’une merveilleuse introduction par le violoniste David Chan.
Malcolm Martineau, Anna Netrebko et Jennifer Johnson Cano, seconde partie © Chris Lee
La seconde partie offre de magnifiques moments. Troquant sa robe blanche pour du velours noir, la diva entre accompagnée de la mezzo-soprano américaine Jennifer Johnson Cano. Le duo de la Dame de Pique, chanté quasiment a capella, flatte l’appariement des deux timbres sombres et intenses. La mezzo-soprano se laisse maternellement guider par Netrebko dans la recherche d’un équilibre. On regrette que leur collaboration ne dure pas plus longtemps. Un « Mira o Norma » aurait certainement frôlé le sublime.
« Après un rêve » est une merveille de légèreté, à la prononciation exotique certes, mais empreinte d’onirisme. Soulignons enfin un « Redeyet oblakov » de Rimski-Korsakov hypnotisant, interprété par une Netrebko totalement absorbée dans la poésie de Pouchkine. En somme, les meilleurs passages sont ceux où Netrebko doit s’adapter face à une contrainte, comme les duos, pour contenir sa voix et atteindre un équilibre. L’espace de liberté offert par un récital avec piano seul paraît presque contre-productif tant il autorise la soprano à être trop généreuse en émission et en interprétation.
Mais le véritable spectacle, c’est Anna Netrebko elle-même. La diva envoie baisers, fleurs et œillades à un public frénétique. Ses poses affectées, ses gestes mesurés, ses espiègleries et autres pas de danse sont autant d’éléments qui façonnent un personnage hors-norme (100% extra pour le New York Times qui lui a récemment consacré un portrait) dont le monde de l’opéra semble avoir cruellement besoin. Certains avaient prédit que la bulle Netrebko éclaterait rapidement, qu’on se lasserait de ce phénomène marketing, d’une soprano sur papier glacé. Force est de constater que la ferveur du public est intacte et présage de beaux jours à la diva, qui inaugurera au Met la production d’Adriana Lecouvreur par David McVicar le 31 décembre 2018.