C’est indéniablement l’une des plus belles voix actuelles de soprano que l’on pouvait entendre dimanche soir au Palais Garnier : Anja Harteros a donné un récital de lieder d’une rare perfection, d’une homogénéité idéale, avec un chant maîtrisé dans tous ses aspects et toutes ses nuances, un chant parfaitement lisse et sans doute, dans sa première partie au moins, trop confidentiel pour une salle aussi grande. Il fallait parfois tendre l’oreille pour saisir toute la subtilité de l’interprétation des lieder de Schubert, étincelantes miniatures dont Anja Harteros fait autant de joyaux aussi précieux que fugaces, de la plus belle eau assurément et pour cela même voués à une durée aussi brève.
Ars longa, vita brevis : tout semble couler de source pendant ces courts instants de bonheur musical absolu – mais comment s’empêcher de penser au travail considérable qui permet d’atteindre de tels sommets, une telle technique, une pareille ductilité de la voix, maîtrise du souffle, de la projection, de la diction enfin ? Peut-être, dans cette démonstration que l’art, dans le moment de sa représentation, efface tout le poids de l’effort, retrouve-t-on une dimension romantique qui semble faire défaut à l’interprétation des lieder de Schumann – impression que les dimensions du lieu doivent bien sûr relativiser, que confirme toutefois en partie un accompagnement au piano d’une perfection absolue dans l’exécution, mais toujours au second plan, d’une fluidité admirable mais sans personnalité propre. Wolfram Rieger cultive la précision, met son art de pianiste entièrement au service de la voix de la soprano – alors qu’avec le poème de Heinrich Heine Ich wandelte unter den Bäumen (Je me promenais sous les arbres), par exemple, on pourrait attendre un véritable dialogue entre le piano et le chant. De même le lied Stille Tränen (Larmes silencieuses) donne-t-il lieu à une approche très différente – mais d’une beauté saisissante aussi dans le primat du chant – de celle de Werner Güra et Christoph Berner donnée récemment à la Maison de la Radio. Tout la première partie du récital de ce soir, quelque romantique qu’en soit le répertoire, s’inscrit dans une vision plus classique de l’art (au sens du classicisme allemand de la fin du XVIIIe siècle, précédant le romantisme), où la recherche de la perfection formelle l’emporte finalement sur l’expressivité des sentiments, ce que l’on peut concevoir dans une réception Biedermeier de Schubert, moins dans celle de Schumann.
La deuxième partie, consacré aux magnifiques Sieben frühe Lieder d’Alban Berg et à plusieurs lieder de Richard Strauss, illustre à merveille la faculté de changer de type d’émission, d’augmenter le volume sonore sans perdre jamais la beauté du timbre – mis à part quelques aigus moins affirmés ou moins précis – ni la richesse des nuances et des contrastes. Anja Harteros subjugue l’auditoire, dans un silence palpable, avec ces harmonies opulentes, ce climat post-romantique et expressionniste des sept lieder par lesquels Berg, tout en renouvelant musicalement l’écriture du lied, s’appuie sur tous les thèmes, sur tous les topoi du romantisme. À l’évocation de la nuit, puis du chant du roseau (sur un poème de Nikolaus Lenau) succède, plus sonore, plus dramatique, celle du rossignol (poème de Theodor Storm) – et au regret déjà évoqué que cause un piano conçu comme trop secondaire pour faire entendre véritablement les innovations timbriques de Berg s’ajoute celui de ne pas voir figurer les noms des poètes sur le programme (qui ne contient pas les textes, certes projetés sous forme de surtitres). Pourtant, certains poèmes dus à la plume de noms connus du grand public français comme celui de Rainer Maria Rilke pour Traumgekrönt (« Couronné de rêves ») auraient pu illustrer l’évolution des liens entre poètes et musiciens après les rencontres entre Schubert et Schubart, entre Schumann et Heine.
Grandiose avec Alban Berg, Anja Harteros est envoûtante dans son interprétation des lieder de Richard Strauss, depuis la nostalgie de Allerseelen (Toussaint) jusqu’à la magistrale incandescence de Cäcilie. Pour le très beau poème de Richard Dehmel, Waldseligkeit (Félicité de la forêt), l’extraordinaire densité du chant et l’art de la projection suppléent à la moindre intensité du volume.
On regrettera simplement que la beauté des mélodies soit perturbée à deux reprises par le son aigu de quelque appareil électronique (sonotone ?), que des applaudissements intempestifs rompent brutalement le charme de certains enchaînements (accompagnés par des acclamations braillardes heureusement isolées), et surtout que le public ne soit pas plus nombreux dans un espace aussi grand, dissuadé peut-être par le prix des places.
Aux saluts, Anja Harteros triomphe, et offre trois bis, refermant à rebours, avec délicatesse, le programme de la soirée. C’est tout d’abord le sublime Zueignung (Dédicace) de Strauss, qui enthousiasme le public, puis Du bist wie eine Blume (Tu es comme une fleur) de Schumann sur un texte de Heine, enfin Seligkeit (Félicité) de Schubert, délicat poème de Ludwig Hölty, représentant du Sturm und Drang littéraire allemand – belle conclusion d’un récital alternant les couleurs et les états d’âme.