L’Auberge du Cheval-Blanc, c’est un Je me souviens… On avait douze ou quinze ans, c’était la mise en scène de Maurice Lehmann au Châtelet, il y avait un chalet en toile peinte, une locomotive pour l’entrée de l’empereur, un bateau à aubes, Dominique Tirmont en Leopold, Fernand Sardou (si mes souvenirs sont bons) en Napoléon Bistagne, des changements de décors à tout va, on en était sorti ébloui…
C’était il y a longtemps. D’où une question évidente : L’Auberge du Cheval-Blanc, est-ce encore possible en 2021..? La mise en scène de l’Opéra de Lausanne est si vive, astucieuse, ironique, qu’on sort du théâtre aussi euphorique que naguère (jadis, plutôt).
Mathias Vidal © Jean-Guy Python
Opérette viennoise + cabaret berlinois…
Im weissen Rössl fut créé à Berlin le 8 novembre 1930. Au Grosses Schauspielhaus de la Friedrichstrasse. Une salle énorme de 3500 places, construite comme théâtre de revues par Heinz Poelzig (mais Max Reinhardt y mit en scène une Orestie d’Eschyle), une salle ronde, où tombaient de la coupole des stalactites modern style. Endroit de perdition que les nazis s’empressèrent de transformer en Theater des Volkes (en cachant par un faux-plafond ces stalactites dégénérées).
C’est le metteur en scène Erik Charell (futur réalisateur du film Le congrès s’amuse, 1931) qui avait eu l’idée de reprendre une vieille pièce de Blumenthal et Kaltenburg, pour en faire un mix d’opérette et de revue berlinoise, de demander une musique à Ralph Benatzky, Viennois élève de Dvořák, auteur déjà de Casanova (1928) et de Die drei Musketiere (1929), de saupoudrer tout cela de clins d’yeux, de second degré (déjà), d’humour juif et de rythmes jazzy. Pour aller plus vite, Charell fit appel à d’autres compositeurs pour certains airs : Robert Stolz pour « Die ganze Welt ist himmelblau » et « Mein Liebeslied muß ein Walzer sein », Bruno Granichstaedten pour « Zuschaun kan i net von » et Robert Gilbert (par ailleurs auteur des lyrics) pour « Was kann der Sigismund dafür ». On sait aujourd’hui qu’Eduard Künneke se chargea de l’orchestration et de l’écriture de certains chœurs. Bref un spectacle produit comme un show de Broadway et nourri d’esprit berlinois, cet esprit qui allait bientôt être englouti sous la marée brune.
© Jean-Guy Python
…et un zeste d’opérette marseillaise
Gros succès. Très vite est donnée une version londonienne. Les frères Isola, qui dirigent le théâtre Mogador à Paris, la voient, ils commandent une version française à Lucien Besnard, et des lyrics au chansonnier René Dorin. Et le mic-mac de genres se complique encore d’une touche d’opérette marseillaise avec l’apparition du personnage de Napoléon Bistagne, transposition avec accent de la Canebière du personnage de Wilhelm Giesecke, à l’origine un Berliner Fabrikant…
L’intrigue est gentillette, et à vrai dire on s’en fiche un peu. Le maître d’hôtel Léopold est épris de la patronne de l’Auberge, la belle Josepha, qui elle-même est amoureuse d’un fidèle client, le sémillant avocat Guy Florès. Débarque un bruyant Marseillais avec sa fille Sylvabelle. Quiproquos divers, apparition de comparses, un vieux professeur et sa fille Clara, puis un godelureau ridicule, Célestin Cubisol (air d’entrée : « On a l’béguin, on a l’béguin pour ma silhouette, Mon élégance, ma souplesse et mon maintien, On a l’béguin pour la couleur de mes chaussettes […] On a l’béguin, on a l’béguin pour Célestin »… ce n’est pas du Maeterlinck.), bref un vaudeville berlino-marseillais sans importance, prétexte à des airs qui vous trotteront dans la tête et à des numéros d’acteurs-chanteurs. Spectacle de fête idéal. 1700 représentations au Châtelet !
© Jean-Guy Python
Le décorateur s’est fait plaisir…
La mise en scène joue à plein la carte Années folles et s’inscrit à merveille dans la salle style Arts Déco 1931 de l’Opéra de Lausanne. Quatre châssis en demi-cercles donnent de la profondeur et rappellent les mises en scène de Busby Berkeley (Gold diggers of 1933), où tournoyaient jusqu’au vertige des bataillons de girls.
Et ici des vidéos très réussies (d’Etienne Guiol) ajouteront partout des motifs d’esprit Exposition des Arts décoratifs 1925 (et parfois de petits films en noir et blanc, avec rayures, style Keystone), ou des éventails à la Erté. D’ailleurs on pense constamment aux revues style Casino de Paris ou Folies-Bergère, et le décorateur Bruno de Lavenière s’est fait plaisir avec un grand escalier à la Mistinguett et un grand rideau doré de music-hall « à l’autrichienne », qui en jette !
On pense aussi au Grand Budapest Hôtel (le film de Wes Anderson), bref les références pullulent dans un festival de clins d’yeux.
…Et la costumière s’est lâchée
Non moins réjouissants les costumes de Karolina Luisoni : cohortes de grooms en costumes violets, soubrettes pimpantes, naïades à la Esther Williams, robe de chambre très Gustav Klimt pour l’empereur, robe pailletée digne de Paul Poiret pour Josepha, passage de papillons dansants à la Loïe Fuller…
Sans oublier quelques détails très gay : ce sont les garçons qu’on déshabille (mention spéciale au danseur-caniche avec slip en satin rose et queue en l’air tenu en laisse par sa propriétaire…).
D’ailleurs la « cabane aux vaches » du rendez-vous secret entre Sylvabelle et Guy Florès sera en l’occurrence une boîte de nuit un peu underground pleine de gens bizarres aux sexes incertains (où Leopold aura un moment de flottement à cause d’on ne sait quel « lait en poudre »).
© Jean-Guy Python
Bref le grand triomphateur de la soirée, c’est le metteur en scène : Gilles Rico s’était déjà signalé par sa reprise sur la même scène il y a quelques semaines des Nozze di Figaro (et la reprise était semble-t-il supérieure à l’originale). Ici, il a pris le parti de la désinvolture et du mélange des genres.
Ainsi l’excellent Patrick Rocca s’offre un joli numéro boulevardier à l’ancienne dans le rôle parlé du jovial Marseillais Napoléon Bistagne, « il en fait des tonnes », il envahit la scène, lance des apartés au public, bouffonne et tonitrue, et c’est assez réjouissant.
Dans un autre genre, le drolatique Patrick Lapp dessine un personnage d’empereur neurasthénique et décadent, chaperonné par deux athlètes en slip doré, distillant un monologue sur la vie et la mort qui tombe des nues, pour ensuite apparaitre en vieille extravagante à fume-cigarette, draguant un Napoléon Bistagne très récalcitrant…
A gauche Fabienne Conrad et Patrick Lapp © Jean-Guy Python
Autre parenthèse joyeuse, la yodleuse Kathi (interprété par Miss Helvetia, pseudo de Barbara Klossner), après s’être beaucoup envolée dans les cintres en gazouillant, vient donner devant le rideau un cours de yodel au public, faisant chanter l’assistance par groupes, puis ensemble, tout cela très bon-enfant et très efficace.
© Jean-Guy Python
En fait, c’est une comédie musicale
Les membres du chœur de l’Opéra de Lausanne accomplissent une performance absolument incroyable, dansant autant qu’ils chantent. Ici il faut saluer le chorégraphe Jean-Philippe Guilois qui ne cesse de les mettre à contribution, ils sont à la fois le personnel de l’hôtel et les touristes de passage, tout bouge, court dans tous les sens, avec un chic, un tonus et une bonne humeur de comédie musicale, donnant l’impression que tout cela est facile et va de soi.
Autre jolie performance dansée, une séquence de natation synchronisée (sans eau bien sûr) dans le tableau de la piscine, ou, au deuxième acte, la scène dite des yétis, où on voit des meules d’herbes se transformer en créatures dansantes très Magicien d’Oz, autre scène où la costumière s’est lâchée…
Les références au cinéma sont multiples. Telle la jolie trouvaille pour la scène du conseil municipal de faire apparaître quatre têtes coupées sur fond noir, surgies d’un film de Méliès, ou lors d’un intermède l’apparition de la pulpeuse Kathi à califourchon sur une chaise, moitié Marlène Dietrich, moitié Helmut Berger dans Les Damnés.
Hommage aussi au personnel technique, essentiel dans un théâtre de revue. On n’ose imaginer ce qu’est l’activité en coulisse entre changements de costumes et changements de décors.
L’œil un peu plus satisfait que l’oreille
On va d’air en air qu’on se surprend à connaitre encore par cœur, « La bonne Auberge du Cheval blanc, séjour aimable et troublant… », « Pour être un jour aimé de toi, / Je donnerais ma vie », qui est en somme le Leitmotiv de Leopold, que ne rechigne pas à chanter Jonas Kaufmann ( « Es muss was wunderbares sein »),« Pour moi le ciel est toujours bleu / Lorsque je vois tes jolis yeux… » Touchantes rengaines aux mélodies accrocheuses et aux paroles sans chichis…
« Miss Helvetia » (Barbara Klossner) et Mathias Vidal © Jean-Guy Python
C’est peut-être côté chanteurs qu’on est obligé de mettre un bémol à notre enthousiasme. Mathias Vidal, qu’évidemment on connaît bien comme spécialiste du répertoire baroque (on rappelle qu’il était récemment des Indes galantes de l’Opéra Bastille et, notamment, de plusieurs versions mémorables des Boréades). Il compose un Leopold fiévreux et agité à souhait. On admire comme toujours la clarté du timbre et l’articulation parfaite. Il faut attendre le deuxième acte et son air d’ivresse (« On aime les gondoles, quand on est vénitien, / On aime les si bémol quand on est musicien, / On aime le menthol quand on est pharmacien, / On aime le Tyrol quand on est tyrolien…) pour qu’il ait vraiment l’abattage qu’on aimerait. Mais nous n’avons vu que la première des six représentations.
Ce même soir, la belle Fabienne Conrad (Josepha) semblait en petite forme vocale, mais elle obtint un beau succès à la fin de son dernier air qu’elle acheva par une note filée infiniment tenue. On admire sa présence en scène, son élégance parfaite, dans des tenues qui mettent en valeur une silhouette de danseuse (la robe de mariée finale en satin blanc avec grand manteau de fourrure blanche (fausse !), apparition luxueuse).
Le filiforme Julien Dran est un Guy Florès, aux aigus agiles et à la belle projection, il a avec Clémentine Bourgoin, qui interprète Sylvabelle avec charme, mais d’une voix un peu frêle, de jolis duos (« Je vous emmènerai sur mon joli bateau »… avec un bel accompagnement des flûtes et des bois). Sophie Négoïta, naguère ici-même une délicieuse Barbarina, apparut un peu fragile elle aussi dans le rôle de Clara.
Quant à Célestin Cubisol, rôle comique où s’illustra jadis Bourvil, il est est tenu par un Guillaume Paire qui bouffonne allègrement.
© Jean-Guy Python
Ces réserves sont légères, le Sinfonietta de Lausanne dirigé par Jean-Yves Ossonce participe à l’élan général (et on remarque au passage une séquence ouvertement jazzy emmenée par les vents lors d’un intermède dansé par les « yétis »), le public fait fête à ce très beau travail de troupe, qui a heureusement été capté et qu’on va pouvoir bientôt retrouver sur son écran, mais que d’autres théâtres ici ou là auront, on espère, la bonne idée de reprendre.
Dernière petite notation, on sent là un merveilleux amour de cette chose étrange quand on y réfléchit : le spectacle, et cela laisse songeur au moment où certains théâtres se referment.
© Jean-Guy Python