Dès l’entrée dans la salle du théâtre de la Croix-Rousse, on est saisi par la scène ouverte comme une plaie béante : destruction, ruines, images de la guerre, mais aussi germes de renaissance puisque déjà des musiciens s’agitent discrètement sur le côté, comme de drôles d’insectes dont les stridulations réenchantent le monde. La partition de Jérôme Combier est inspirée, elle est servie par la direction claire de Philippe Forget et la concentration extrême de la petite formation de musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, intégrant à côté des cordes (violons souvent avec sourdine), bois et vents, des percussions en partie exotiques, un zarb et un accordéon, dont les sonorités créent des envoûtements sonores et des déflagrations assourdies.
Commande de l’Opéra de Lyon, l’œuvre résulte du travail commun d’Atiq Rahimi, auteur du roman Terre et cendres, traduit du persan pour sa publication en 2000 et dont il a tiré le livret (il est également l’auteur, directement en langue française, de Syngué sabour. Pierre de patience, qui a obtenu le prix Goncourt en 2008) et de Jérôme Combier. Atiq Rahimi, né à Kaboul en 1962, vit à Paris depuis 1984. Docteur en communication audiovisuelle, il réalise également des films documentaires et il a adapté Terre et cendres pour le cinéma, obtenant au Festival de Cannes en 2004 le prix « Regard vers l’avenir ». Jérôme Combier, jeune compositeur de neuf ans son cadet, a déjà à son actif plusieurs installations et opéras, notamment l’adaptation du roman Austerlitz de l’Allemand Sebald, opéra créé en 2011 au festival d’Aix-en-Provence.
Musicalement inventif – la mélodie naît de sons à peine perceptibles, comme des bruitages légers qui peu à peu prennent vie – et instrumentalement remarquable, le spectacle déçoit cependant qui espérait entendre un opéra, et plus encore qui avait lu le livre très émouvant d’Atiq Rahimi : aucun lyrisme, aucun affect, aucune passion n’anime les voix, confinées dans un ordonnancement corseté qui exclut tout épanchement. Le ténor Olivier Hernandez ne peut déployer sa voix, qui reste très confidentielle, dans la partie qui lui est confiée, tantôt au sein du chœur, tantôt comme incarnation de Mourad, pas plus que les mezzo-sopranos Sarah Breton et Arian Vafadari, dont on perçoit cependant quelques belles notes tenues dans le chœur.
La scénographie (mise en scène de Yoshi Oida, décors de Tom Schenk) montre avant tout les conséquences matérielles de la guerre. Mais plus qu’un texte sur la guerre elle-même (il s’agit en l’occurrence du conflit qui a opposé l’Afghanistan à l’Union Soviétique), le livret d’Atiq Rahimi est une réflexion sur les difficultés de la communication entre les êtres : Dastaguir, le père de Mourad, ne sait comment il trouvera les mots pour dire à son fils la mort de sa femme et de sa mère, la surdité de son propre fils. Le petit Yassin, petit-fils de Dastaguir, dont le rôle est chanté avec justesse par un enfant de la Maîtrise, est devenu sourd à la suite d’une explosion et pense que les chars ont volé les voix et les sons : « Que font-ils de toutes ces voix ? ». Question que l’on se pose aussi tant les voix lyriques semblent absentes de ce spectacle. L’inventivité musicale ne suffit pas à masquer la pauvreté de l’expression vocale, sa sécheresse aussi qui intellectualise les situations et les relations entre les personnages – impression confortée par l’absence de toute direction d’acteur, les membres du chœur semblant ne trop savoir comment évoluer sur scène. Toute la charge émotionnelle du roman disparaît, le texte même perd sa finesse en raison des micros portés par les acteurs – et dont l’usage est en contradiction avec la dimension intimiste de l’œuvre. Qu’ont-ils fait des voix ? Il est vrai que Jérôme Combier dit lui-même (propos recueillis par Bruno Serrou en 2011, cités dans le programme de salle) : « Plus qu’un opéra, Terre et Cendres est une forme […] de théâtre, de musique vocale et instrumentale, se déployant selon l’alternance reconduite d’un conte récité, de dialogues brefs, de chants écrits pour un petit nombre de voix, et d’une musique quasi-orchestrale, étale et épurée dans sa qualité première, mais traversés de violents soubresauts. » Fort bien, mais dans ce cas, pourquoi intituler cela « Opéra en trois parties » ?
À l’occasion du beau moment poétique que constitue la déclamation en persan d’un passage du Livre des Rois (Shahnama), on se prend à rêver de la beauté qui aurait pu se dégager d’un chant lyrique déployant en musique la mélodie de ce poème épique dans une langue aussi riche de sonorités.