Les spectateurs allergiques au Regietheater seraient bien inspirés de faire un petit crochet par Liège. L’Opéra royal de Wallonie propose en ce moment une Tosca qui s’en tient presque à la lettre du livret. La chose est devenue suffisamment rare sur les scènes lyriques pour être soulignée. Claire Servais ne cherche pas midi à 14h, et choisit de faire pleine confiance au texte de Giacosa et Illica : l’église San Andrea della Valle (encore qu’on lui ait adjoint le choeur de Saint-Pierre), le Palais Farnèse et le Château Saint-Ange sont bien les lieux de l’action, et les protagonistes sont en costumes d’époque, élégamment stylisés. Aucune relecture ne vient s’interposer entre le texte de l’opéra et l’auditeur. Mais on aurait tort d’assimiler une si étroite fidélité à une absence de vision ou a un manque de créativité. Elle témoigne d’abord d’une haute estime du texte poétique et musical, et elle utilise adroitement les ressources de la scénographie moderne pour construire un propos personnel. Les éclairages d’abord. Que la lumière vienne du fond de l’église, de derrière le gigantesque crucifix qui orne le bureau de Scarpia, de la chambre de torture dont on entrouvre la porte, ou encore qu’elle colore de mille façons les cieux de Rome, elle signifie toujours quelque chose. Idem avec certains choix de décors ou d’accessoires. L’idée de reproduire le choeur de Saint-Pierre au premier acte n’est pas qu’une prouesse esthétique. C’est souligner à bon escient l’implication de l’Église entière dans le système répressif de l’époque. Les gravures de Goya et Callot sur les malheurs de la guerre dans le bureau du Palais Farnèse, en plus d’être d’une beauté à couper le souffle, universalisent le propos sur la malignité de l’homme pour ses semblables, et complètent le portrait de Scarpia comme le type achevé du sadique. La sobriété du Château Saint-Ange, avec ses murs nus et sa sculpture du Bernin qui n’apparait qu’à la toute fin hisse Tosca du mélodrame (où beaucoup ont voulu la confiner) à la tragédie (ce qu’elle est sans doute). Bref, Claire Servais est parvenue à faire du traditionnel signifiant ce qui n’est pas un mince compliment à notre époque.
© Opéra royal de Wallonie
Elle doit hélas compter avec des chanteurs qui ne privilégient pas vraiment l’art de la scène. Mis à part un Scarpia qui joue le jeu à fond et révèle un instinct scénique exceptionnel, les artistes se laissent peu diriger, portent la main sur leur coeur mettent le genou en terre ou lèvent les yeux vers le ciel à la moindre occasion. Du coup, le théâtre de grand-père menace plus d’une fois de revenir, et de mettre à néant les efforts de la régisseuse, à l’exception notable de l’acte II, où Scarpia occupe une place centrale, et semble communiquer son sens de la gestique à ses partenaires.
Scarpia, qui en plus d’être le meilleur acteur de la distribution, se paye le luxe d’être le grand triomphateur vocal de la soirée. Elia Fabbian surprend d’abord. Son « Un tal bachano in chiesa » est jeté comme un coup de fouet, sans moelleux, sans aucun des « trucs » qu’y mettent ses collègues pour déjà révéler les possibilités de leurs voix. Il continue sur sa lancée avec une deuxième moitié du premier acte donnée avec une extrême sécheresse, sans jamais allonger la note, avec un refus obstiné du bel canto. On a connu des titulaires du rôle plus enjôleurs, on en a rarement vu de plus féroces. La voix, d’une noirceur extrême, se veut l’exact reflet de l’âme. Puisque le personnage est maléfique, son timbre sera effrayant. Une impression qui se confirme ensuite : le baryton prend possession de la scène avec une gourmandise perverse, et le plaisir qu’il prend à torturer Cavaradossi et à pousser Tosca dans ses derniers retranchements est audible. Certes, les décalages avec la fosse sont nombreux, le chef Gianluigi Gelmetti ayant tendance à allonger la ligne quand il peut faire plus « lyrique ». Mais Fabbian reste fidèle à sa conception et ne verse jamais dans le joli ou l’anecdotique.
Aussi satisfaisante sur le plan vocal mais plus placide scéniquement, Tiziana Caruso pourrait bien devenir une des grandes titulaires du rôle. Elle en a l’étoffe. La voix est belle et charnue, et elle affronte avec la même vaillance les effusions lyriques de son duo avec Mario que les cris d’horreur face au supplice de son amant. Elle ne détimbre jamais, gère l’effort sur le long terme, et offre un « Vissi d’arte » parfait de justesse et d’émotion, avant d’enchainer sur un acte III où elle ne montre aucun signe de fatigue. Chapeau !
Le cas de Marcello Giordani est plus problématique. Son « Recondita armonia » fait craindre le pire : la justesse est aléatoire, le vibrato affreux et les aigus passés en force. Certes, le charisme d’un artiste qui fit les beaux soirs du Met et de la Scala est intact, et il remplit sans peine tout le volume de l’opéra de Liège, jusqu’aux derniers rangs du troisième balcon. Mais à quel prix, en termes de ligne, d’enlaidissement dans l’effort, voire de fausseté. Le deuxième acte le montre plus assuré, encore que ses « Vittoria ! » déçoivent. Le troisième nous fait d’abord croire à une totale déconfiture, avec un « E lucevan le stelle » chanté en falsetto (!) et pris par en-dessous, avant que le ténor ne se ressaisisse par miracle et nous offre un dernier duo avec Tosca digne des riches heures de son passé. Etrange animal en vérité, bien difficile à évaluer sur le long terme, et auquel on accordera le bénéfice du doute d’un soir « sans ».
Tous les petits rôles sont bien tenus, avec une mention particulière pour le Sacristain finement dessiné de Laurent Kubla et le Geôlier incroyablement charbonneux de Pierre Gathier. Les choeurs et la maitrise de l’opéra royal de Wallonie sont heureux de briller de tous leurs feux, et l’orchestre maison, sous la baguette attentive de Gianluigi Gelmetti, se tire plutôt bien des pièges d’une écriture torrentielle. Certes, on n’aura pas ici tous les arrière-fonds qu’y mettaient un Sinopoli, un Karajan ou un Colin Davis, mais la qualité des textures et la vigueur des rythmes sont bien là.