Comment qualifier cette production du Roi d’Ys ? Créée en 2007 à Saint-Etienne puis reprise à Liège elle finit en esquivant la difficulté de montrer, au dernier acte, l’inondation de la ville d’Ys par la mer. A l’heure où le virtuel peut donner l’illusion du réel, en lieu et place des flots libérés une pluie drue tombe des cintres ; certes, maints éclairs régis par Michel Theuil l’avaient annoncée, mais cette option semble tellement dérisoire pour l’effet de catastrophe attendu qu’elle porte à son comble l’insatisfaction née d’un spectacle dont la conception semble avoir été sommaire et la réalisation maladroite. Les décors d’Alexandre Heyraud élèvent des falaises de granit qui empiètent largement sur l’espace scénique et limitent du même coup très sévèrement les évolutions du chœur. L’usage généreux des fumigènes sert surtout à masquer l’absence de la chapelle dédiée à Saint-Corentin. Les costumes de Frédéric Pineau, pour soignés qu’ils soient, n’arrangent rien. En habillant uniformément les choristes de bourgeoises tenues de voyage à la mode à la création de l’œuvre il n’a manifestement aucun souci d’une légende du haut Moyen-Age. Sans attendre une reconstitution historique improbable, comment peut-on croire au dépaysement temporel et mental avec des repères vestimentaires si précisément datées ? Et l’hétérogénéité des costumes des solistes n’apporte aucun soulagement : ceux du Roi et de Mylio pourraient être moyenâgeux, celui de Karnak annonce lourdement qu’il est le diable ; quant à ceux des deux sœurs, ils les engoncent dans des atours chichiteux qui semblent pasticher les tenues de cour chez Louis XIV, dans une égalité qui ne tient compte ni de la diversité ni de la singularité des personnages. Cette sorte d’indifférence à l’œuvre, simple prétexte au déploiement de la verve d’un créateur, on la retrouve dans la mise en scène de Jean-Louis Pichon. Le chœur d’entrée, expression spontanée de la joie populaire parce que la guerre est finie, est transformé, par son immobilité et sa disposition – les choristes chantent dos au public sous la conduite de leur chef glissé au milieu d’eux et que l’on voit se démener – en manifestation organisée de soutien au régime ou au souverain. La direction d’acteurs n’impressionne ni par son acuité ni par sa pertinence ; la différence de personnalité entre les deux sœurs n’est pas assez fouillée, et le choix de montrer Margared provoquant Karnak à l’étreindre à-la-va-vite ne trouve dans l’œuvre aucune justification. Quant à la course vers la coulisse de Margared, au final, il faut toute l’imagination du spectateur pour y voir le geste tragique d’un suicide. On en vient à regretter une version de concert, largement préférable à cet à-peu-près sinon ce n’importe-quoi.
D’autant que, musicalement et vocalement, l’ensemble est très honorable et que, disparues les contingences de la représentation, musiciens et chanteurs se seraient sans doute surpassés. Durant l’ouverture on croit percevoir une certaine raideur de l’orchestre, peut-être due à la tension de la première, que semble confirmer une sorte de prudence dans la direction de Lawrence Foster, impression que l’on ressentira à diverses occasions. Cela prive peut-être l’exécution d’un peu de flamme et de subtilités mais le succès de cette première soirée est de bon augure pour la suite et d’éventuelles prises de risque. Certains se plaignaient, à la fin, d’un volume orchestral excessif. Nous n’en avons pas souffert, peut-être en raison d’un placement qui ne noyait pas les voix. Toute médaille ayant son revers, quelques acidités sopraniles dans le chœur initial ne passent pas inaperçues, et parfois l’élan sonore requis semble vigoureux à l’excès, mais globalement Pierre Iodice peut être fier du résultat.
Chez les solistes, la seule perplexité tient à la sonorisation de la voix de Saint Corentin. En Jahel, Marc Scoffoni tarde un rien à s’affirmer. En revanche le Roi de Nicolas Courjal a d’emblée toute l’ampleur, la profondeur et la noblesse que l’on puisse désirer. Le Karnak de Philippe Rouillon est solide, mais à voir le chanteur déglutir fréquemment on se demande s’il éprouve quelque gêne car sa voix ne donne pas la même impression de facilité, même si nul accident n’entache sa prestation. Retrouvant Mylio, sept ans après Saint-Etienne, Florian Laconi séduit : il a les moyens du rôle et il en exprime toutes les nuances, sans excès viril ni mièvrerie, avec un contrôle très juste de son émission qui lui permet une messa di voce splendide dans l’aubade et des demi-teintes parfaites. Inva Mula, naguère Desdémona sur la même scène, retrouve Rozenn, elle aussi sept ans après la mémorable production toulousaine. La voix ne porte guère les traces du temps passé, si ce n’est parfois un léger vibrato, mais encore pourrait-il s’agir d’une intention expressive car les aigus donnent l’impression habituelle de facilité et la souplesse semble intacte. Elle a pour partenaire dans le rôle de Margared une Béatrice Uria-Monzon déterminée à se colleter avec une amplitude vocale digne de Wagner. Elle y parvient brillamment, à quelques éclats près mais sans aucun trucage, avec la générosité vocale qu’on lui connaît et une articulation, on le souligne avec plaisir, fort satisfaisante. Nul doute qu’après plusieurs représentations elle n’approfondisse encore une interprétation dramatique peut-être ligotée dans les consignes discutables du metteur en scène ; sa Margared pourrait acquérir l’ironie amère de la révoltée, et l’ébahissement, d’abord accablé puis furieux qu’elle partage avec Phèdre en découvrant auprès d’elle la rivale qu’elle avait aveuglément ignorée. Mais il ne s’agirait que de perfectionner une interprétation d’ores et déjà digne d’éloges. Gageons que, rassurés par la chaleur de l’accueil, la fosse et le plateau réserveront de grandes joies aux futurs spectateurs. On l’espère en particulier pour Andréa Guiot, la Rozenn de Pierre Dervaux, et Michèle Vilma, Margared de fameuse mémoire, qui sont attendues le 15 mai !