Alors que les théâtres lyriques en Europe s’appuient sur les titres du répertoire pour élaborer leur programmation, le Metropolitan Opera de New York, lui, pense les temps forts de sa saison en fonction des grands chanteurs du moment. Ainsi, l’an passé, une discutable Armida de Rossini voulue et conçue pour Renée Fleming. Ou, cette année, Le Comte Ory qui sans Juan-Diego Florez aurait vraisemblablement continué d’attendre une hypothétique création in loco. Et bien évidemment ce Capriccio mis en scène par John Cox et ressorti des cartons pour servir – encore – l’art de Renée Fleming. La soprano américaine y interprète pour la première fois dans son intégralité sur la scène du Met le rôle de la Comtesse Madeleine (avis aux amateurs, la saison prochaine, ce sera Rodelinda qui servira d’écrin à la belle Renée).
Depuis Michel Schneider1, on sait que Capriccio n’est pas seulement une conversation un peu inutile sur la place de la musique et des mots dans l’opéra : prima la musica, dopo le parole ou l’inverse… On sait que l’ultime ouvrage lyrique de Richard Strauss peut être considéré comme le testament du genre, qu’il y a dans toute l’œuvre du compositeur de Salomé, « cet opéra de la fin qui vaut tous ses opéras : Capriccio » et qu’il y a dans Capriccio, « une scène, la finale, qui fait oublier toutes les autres ». Comment alors ne pas regretter que ce soit précisément à ce moment, trop attendu peut-être, que la mise en scène de John Cox trébuche. Auparavant, décors et costumes d’un faste viscontien avaient réjoui l’œil tout en servant le propos raffiné de l’œuvre. Le jeu des artistes, leur déplacements sur le plateau – naturels mais réglés au cordeau -, le traitement comique des danseurs puis des chanteurs italiens, tout dans le travail du metteur en scène aidait à faire comprendre et respirer une œuvre dont l’argument peut sinon trainer en longueur (et malgré l’intelligence de la scénographie, il y a fort à parier à entendre dans la salle les chuchotements et le froissement des papiers de bonbons que certains aient trouvé le temps long).
Par sa cohérence, tant scénique que vocale, la distribution réunie autour de Renée Fleming participe à cette impression de réussite. La Clairon de Sarah Connolly peut parfois sembler prosaïque mais n’est-ce pas là précisément le moyen de faire exister un rôle, qui au contraire des autres, échappe à l’archétype (Claire-Josèphe Léris, dite Mademoiselle Clairon est le seul personnage du livret à avoir véritablement existé2) ? Joseph Kaiser surtout dessine du compositeur Flamand un portrait dont l’élégance ne laisse pas de doute sur l’issue de la pièce. C’est la musique, que le ténor personnifie, qui au final l’emportera.
Mais, au moment de cette scène finale, alors que, conformément aux didascalies, le salon de la Comtesse devrait être plongé dans l’obscurité, John Cox en refusant de baisser totalement les lumières rate son effet. La splendide Mondscheinmuzik dissipe ses sortilèges sur une scène trop éclairée. Le mystère est éventé, la magie absente.
Mauvaise coïncidence, c’est à cet instant qu’un des cors de l’orchestre dérape et que la direction d’Andrew Davis, remarquable de maîtrise depuis le début du spectacle (notamment lors d’un sextuor introductif ciselé comme une pièce d’orfèvrerie jugenstil), perd de son intensité.
Il ne reste alors que la voix de Renée Fleming pour traduire avec la mélancolie voulue les interrogations de la Comtesse. Mais quelle voix ! Immédiatement identifiable, le timbre n’a rien perdu de cette consistance crémeuse qui a fait sa réputation avec, en contrepartie, un style parfois discutable : consonnes mâchées et notes swinguées. Dans l’immense salle du Met, le rayonnement de l’aigu face à un grave et un médium moins présents déséquilibre l’égalité du son. Pourtant, malgré ces réserves, la Comtesse de Renée Fleming conserve dans l’allure une distinction faite de retenue et de présence, une lumière tout simplement qui la rend incomparable. On ne voit pas quelle soprano, aujourd’hui, serait capable d’interpréter avec autant de chic un personnage qui, rappelons-le, symbolise l’opéra. On aime d’ailleurs qu’à travers cette scène finale, fiction et réalité se confondent : à la ville comme dans Capriccio, l’art lyrique a-t-il meilleure ambassadrice ?
1 Michel Schneider : « Le trou du souffleur », article paru dans l’Avant-Scène Opéra n°152
2 La Clairon est une actrice française née à Condé-sur-l’Escaut le 25 janvier 1723 et morte à Paris le 29 janvier 1803.