Si Carmen est une bohémienne andalouse, elle est aussi l’héroïne de l’opéra français le plus joué au monde. Quelle que soit leur nationalité, la plupart des mezzos et nombre de sopranos, se sont essayées au rôle, ne serait-ce que sur de modestes scènes ou durant leurs études de chant. Toutefois les vraies Carmen ne sont pas légion. Parmi celles du siècle dernier, on peut citer Callas, Crespin, Berganza… Qu’ont elles en commun ? Un tempérament, une authenticité, une certaine pureté… Plus magnétique qu’aguicheuse ; plus hardie que hargneuse… Carmen est un pur sang qui désarçonne son cavalier… Une femme fatale voluptueuse, intransigeante jusqu’à la mort… Chacun porte en lui sa Carmen idéale, même les spectateurs les moins avertis.
Qu’en est-il d’Anna Caterina Antonacci ? En quoi se distingue « sa » Carmen ? Car elle en est une. Elle l’a prouvé sur d’autres scènes, notamment en 2009 à l’Opéra-Comique (voir le compte-rendu de Christophe Rizoud). Séduisante, sensuelle, douée d’une présence indiscutable, Antonacci chante en finesse. Elle possède l’intelligence du texte, le sens du phrasé, la musicalité. Si elle est apparue ici en petite forme vocale et un peu noyée dans le grand vaisseau de Bastille, et surtout prisonnière d’une mise en scène qui pèche par excès de zèle et non par indigence, elle ne méritait certes pas les huées infligées par le public à part égale d’ailleurs avec Don José et le metteur en scène Yves Beaunesne. Qu’ils se rassurent, cela ne durera pas au-delà de cette « première ». Les représentations suivantes atteindront bientôt leur vitesse de croisière pour des salles moins houleuses. Il est bon que le public réagisse, mais l’incivilité a des limites. C’est un autre sujet (d’actualité d’ailleurs) qui ne rentre pas dans le cadre de ce compte-rendu.
Pour ramener les choses à de justes proportions, disons que ce soir Nikolai Schukoff n’était certes pas vocalement à la hauteur du rôle (ce qu’il a lui-même exprimé à la fin par un geste évocateur). Quelques notes aigües envoyées en voix de fausset ajoutaient à son charme. Sa séduction physique et certaines scènes comme le premier duo d’amour où l’on ressentait la montée d’un désir partagé ou encore celle des retrouvailles à sa sortie de prison rendaient l’histoire d’amour entre lui et Carmen tout-à-fait plausible. Ce qui est rarement le cas. Quant à la mise en scène, l’époque de la Movida des années 1975 en Espagne et l’esthétique fortement influencée par l’univers d’Almodovar s’y prêtant particulièrement bien, on retiendra, surtout au troisième acte, quelques idées originales et fortes. Comme la grande parade avant la corrida et la magnifique scène finale à la fois sobre et poignante. Efficaces et recherchés décor, costumes et lumière inspirent cependant peu de commentaires.
Ludovic Tézier assez « pépère » malgré sa mèche à la Julio Iglesias et ses costumes patte d’éph. — qui ne l’avantagent guère — s’acquitte correctement de son Escamillo. Sans plus. Parmi les second rôles un peu faibles dans l’ensemble : on retiendra le Morales d’Alexandre Duhamel et le Zuniga de François Lis. Le comédien Philippe Faure (Lillas Pastia) nous prouve, quant à lui, qu’avec une bonne technique en art dramatique, on peut rendre les dialogues parlés intelligibles.
Nous avons gardé le meilleur pour la fin. D’abord, la direction de Philippe Jordan à la tête, nous allions dire au volant, d’un orchestre qui roule à fond pour lui. L’ouverture symphonique devant un rideau noir est une réussite totale. Le chef donne ensuite à toute la représentation, l’éclairage musical juste. Ne couvrant jamais les voix, il pilote l’ensemble avec tact et finesse pour restituer couleurs chatoyantes, rythme endiablé, climat joyeux ou lourd de menace, contrastes entre fête à distance et mort qui plane dans ce chef d’œuvre intemporel. Puis la perle que l’on n’attendait pas : Genia Kühmeier. Une Micaela qui arrive de sa campagne à bicyclette et qui chante avec une voix si fraîche et si bien projetée, un timbre si cristallin et une simplicité si charmante, ses airs cul-culs à nos oreilles déniaisées depuis belles lurettes, qu’elle rafle la mise des applaudissements d’une salle pourtant impitoyable.
Version recommandée :
Bizet: Carmen | Georges Bizet par Teresa Berganza