On raconte que ClassicFM, sorte de sous-Radio Classique outre-Manche, jugea Powder Her Face de Thomas Adès impropre à la diffusion. Il faut dire que le compositeur anglais l’avait bien cherché. L’histoire sensationnelle de Margaret Campbell, la Duchesse aux 88 amants était le sujet d’opéra idéal pour un jeune créateur déjà connu pour bousculer les habitudes d’écoute de l’époque. Dans cette nouvelle production du Nouvel Opéra Fribourg à l’Athénée, les représentations sont d’ailleurs déconseillées aux moins de seize ans…
Sans bien regarder, on donnerait le paradis sans confession à la musique d’Adès. Sortie de l’école Goehr, elle est solidement ancrée dans la « note », renoue avec un certain diatonisme et reprend volontiers des styles de musiques populaires. Mais ce vernis cache une complexité rythmique et une virtuosité instrumentale délirantes, et plus généralement une fascination pour les extrêmes de toute sorte. La musique de Powder Her Face est ainsi toute bricolée d’emprunts, de citations et de pastiches. Les personnages dansent au son de tangos déglingués, de fox-trots grabataires, d’un jazz cancéreux. On se perd dans un labyrinthe instrumental pourrissant, où la Musique Classique éructe ce qui lui reste de noblesse : rien n’est beau, et c’est très bien ainsi.
A ce titre, la direction de Jérôme Kuhn mérite tous les éloges. Si l’Orchestre de chambre fribourgeois a encore un peu de mal à sonner durant les premières scènes, la sauce instrumentale prend véritablement au fil de la partition, et les instrumentistes se démènent comme de beaux diables face à un tel défi.
© Magali Dougados
La mise en scène de Julien Chavaz tient avant tout par l’attention portée à la direction d’acteurs. Naturelle quand il le faut (rarement), caricaturale le plus souvent, elle est le prolongement naturel de la partition. Malgré une économie de moyens dans les décors et les costumes, le spectacle est suffisamment bien conçu pour ne jamais s’enliser.
Quatre personnages dans un livret qui doit en compter une bonne trentaine ? Qu’à cela ne tienne, il n’y a que la Duchesse elle-même qui ne se travestit pas tout au long du spectacle. Graeme Danby n’a plus beaucoup de voix, mais encore juste assez pour rendre crédibles les personnages qui lui sont confiés. Avec un timbre pointu et une voix agile à en faire pâlir un ténor rossinien, Timur ne fait qu’une bouchée des difficultés de la partition, et allie sa prestation vocale à un jeu de scène prude mais également décalé. Alison Scherzer a elle aussi le mérite de se confronter avec brio à une partie où l’on ne compte plus les contre-uts, sans perdre à l’esprit l’incarnation de ses multiples personnages.
Avec ses colliers de perles et son rouge à lèvres clinquant, la Duchesse a quelque chose d’une Didon vénéneuse, ou d’une Elina Makropoulos nymphomane. On retrouve d’ailleurs la tessiture de grand soprano lyrique de Janaček, compositeur connu et admiré d’Adès. Dès les premières répliques, Sophie Marilley emporte l’adhésion de la salle. La voix est ample et généreuse, mais cela n’empêche aucunement la chanteuse de faire preuve de nuance et de musicalité lorsque le rôle le requiert. Tragédienne dans tous ses faits et gestes, elle donne vie et âme à une partie qui aurait rapidement pu devenir ingrate.
Chaleureusement accueillie par le public, la production est à voir jusqu’au 18 juin au Théâtre de l’Athénée.