Aux frontières francophones et germanophones, la ville bilingue de Bienne, en Suisse, présente chaque année, en coproduction avec Soleure, une saison lyrique de productions maison, usant notamment des voix de son Opéra Studio. Dans un charmant théâtre à l’italienne, on assiste ainsi à des œuvres telle qu’Eugène Onéguine, qui n’a pas manqué, malheureusement, de rappeler la difficulté de monter un opéra, tant au niveau musical… qu’au niveau scénique.
Or, c’est surtout à ce niveau-là que le spectacle pêche : si l’on perçoit nombre de bonnes intentions et de propositions qui font sens on ne peut que s’agacer de leur mise en œuvre, au mieux, inaboutie. Les décors se veulent travaillés : en réalité, la maison à demi figurée fait surtout état d’un manque d’idées. La direction d’acteur semble inexistante, et les différences entre les interprètes sont flagrantes : certaines prestations scéniques, comme celles d’Olga (Violetta Radomirska, vocalement peu convaincante), sont aux limites d’un théâtre amateur, quand Tatjana paraît avoir dû trouver seule la très belle caractérisation de son personnage. Les costumes sont inégaux : le beau gilet d’Onéguine contraste avec le costume de bal de Tatjana au deuxième acte, dans lequel on se demande comment elle peut inspirer le moindre désir. Si certains tableaux – les duos – sont mieux réussis, les interventions d’un chœur brouillon et trop nombreux pour la taille du plateau confinent au désagréable. Plus regrettable encore, la belle proposition de la scène de la lettre, où Tatjana est encerclée d’instances d’Onéguine masquées en divers animaux, fascine un instant, mais la laideur de certains masques et le jeu problématique incitent à fermer les yeux…
Fermer les yeux pour écouter la splendide Tatjana (Tatjana Gazdik), perle de ce spectacle. Sa voix luxuriante et équilibrée sur toute la tessiture lui permet d’être autant la jeune fille rêveuse que la femme sublime. En une gestion dramaturgique admirable, elle se dévoile peu à peu, pour terminer par un duo final révélateur de toute sa palette expressive. Révélateur, ce duo final l’est aussi, mais au négatif, pour Bojidar Vassilev (Eugène Onéguine). Séducteur, d’abord plutôt convaincant, il fait illusion dans le premier acte. Mais la voix, comme entravée dans le registre supérieur, montre ses limites lorsque les difficultés du deuxième acte surgissent : le timbre s’affadit, et se perd dans ce même final où, en contrepoint d’une Tatjana explosive, Onéguine semble muet. Le Lenski de Sergey Aksenov semble avoir beaucoup misé sur son air : on ne peut que regretter ce genre de pratiques, et si la voix est belle et que l’émotion est présente, ces qualités ne pallient pas tout à fait des notes attaquées par le bas et des passages moins heureux au premier acte. Saluons en revanche la Larina classieuse et subtile de Nadia Catania. Dans la fosse, les beaux moments alternent avec quelques défauts d’intonation et des sons parfois un peu grossiers du registre des vents. Globalement, la direction de Harald Siegel oublie quelque peu la dramaturgie, et laisse trop souvent l’orchestre couvrir les chanteurs : un meilleur équilibre est à trouver.
Malgré toutes les critiques émises, il y a pourtant un Eugène Onéguine qui se laisse volontiers entendre au théâtre de Bienne Soleure, parce que l’ensemble tient la route, et que l’œuvre prend vie. On peut toutefois se demander si la maison ne devrait pas oser des œuvres moins courantes et toutes aussi belles, ou trouver un angle d’approche plus original pour ses productions lyriques, qui lui permettrait de se démarquer, au lieu de faire avec moins de moyens, la même chose qu’ailleurs. Mais le critique n’est pas directeur de théâtre…