POUR : Une damnation revigorante à souhait !
La Damnation de Faust est une partition belle et riche qui n’a pas, du moins en France, le succès qu’elle mérite. Il semble très difficile de monter de manière simplement satisfaisante cette œuvre hybride, réclamant un orchestre somptueux, un chef inspiré et des chanteurs aux qualités quasi introuvables. Par ailleurs les chœurs sont variés et difficiles et l’intervention finale des enfants doit être céleste. Des vœux même de Berlioz, toute mise en scène ou même en espace est nuisible tant la partition contient d’images et de rêves communicables facilement à l’auditeur. Toulouse semble aimer cette « légende lyrique » avec passion, et Michel Plasson l’y a souvent dirigée avec grand succès. Ce concert était donc très attendu au sein de la programmation de l’Orchestre du Capitole. Tout le monde se demandait comment leur jeune chef, Tugan Sokhiev allait affronter les souvenirs de soirées prestigieuses ?
Disons d’emblée qu’il a su proposer une lecture personnelle de la partition, une lecture plus carrée que démesurée, parfois un peu emphatique, mais en tous cas passionnante car portée par un souffle dramatique constant. On peut toujours devant cette partition si excessive rêver de nuances plus subtiles, d’élégance plus distanciée, voir de plus de bruit en osant les cymbales suspendues prévues par Berlioz dans « La Marche Hongroise ». Toutefois Tugan Sokhiev a proposé une immersion totalement réussie dans l’univers de La Damnation et on ne peut que l’encourager à poursuivre l’exploration des œuvres vocales d’Hector Berlioz.
L’orchestre a offert virtuosité et sensibilité dans son interprétation se jetant à corps perdu dans un ouvrage qui exige parfois l’impossible, surtout avec de tels tempi. Les bois ont été merveilleux de timbre et de phrasé ; la flûte capable de nuances proches de l’infime, le basson de couleurs inouïes, clarinette et hautbois ont eu une sonorité française idiomatique et le cor anglais admirablement sensible a été un partenaire idéal pour Marguerite. Les cuivres, cors et trompettes ont brillé à souhait, y compris de l’éclat sinistre attendu. La palme de la musicalité revient aux altos capables de phrasés subtilement amenés et le solo dans la ballade du roi de Thulé, (véritable dialogue avec la soprano) a obtenu une ovation méritée (et les compliments d’Anna Catarina Antonacci). Seuls les violons ont eu quelques soucis de phrasés surtout comparés à de tels altos.
La distribution nous a paru idéale dominée par Anna-Caterina Antonnaci, dontles récentes Medea et Carmen à Toulouse ont laissé un extraordinaire souvenir. Élégante, hiératique elle a subjugué par la beauté totale qu’elle a semblé incarner. On sait quelle tragédienne et quelle fine musicienne elle peut être avec une capacité rare à sculpter les mots. La voix sans le moindre vibrato incontrôlé, dans une homogénéité de registre totalement retrouvée, avait des harmoniques d’une richesse rare sur toute la tessiture. Le portait de cette âme tourmentée qu’est Marguerite a été complet dépassant le cadre de la Gretchen blonde pour laisser s’épanouir une figure féminine quasi universelle.
Face à elle, Stuart Neil en Faust, a été à sa hauteur. Tous deux font partie de ces trop rares artistes aussi attentifs au chant qu’aux mots. Dès son entrée en scène il ne faut pas s’attacher à sa trop massive silhouette. Il incarne un Faust complexe et subtil. Vocalement le chanteur présente un timbre somptueux et une projection remarquable, tout en ayant conservé l’élégance et la musicalité du ténor di grazia qu’il fut. Dans les premières parties les récitatifs et les airs sont parfaitement habités par un romantisme flamboyant mais c’est dans le duo avec Marguerite qu’il provoque des émotions rares. Sa parfaite maîtrise de la voix mixte et la plénitude de son timbre font croire que contre-ré et contre-ut sont faciles et musicalement évidents..
Quand au Mephisto de Sir Willard White il a l’allure d’un grand seigneur constamment élégant et un peu moqueur. Le texte est habité, parfaitement compris et très intelligemment restitué. La voix est un peu grave pour le rôle, ce qui lui donne plus de mélancolie que de brillant avec un léger déséquilibre dans le trio par manque de puissance. Mais quel diable charmeur ! Il semble impossible de lui résister !
Le Wagner de René Schirrer, intelligible avec une personnalité affirmée et une voix agréable parfaitement projetée, a bien campé son personnage.
L’ Orfeo Donostiarra, fidèle à sa réputation de groupe choral le plus apprécié d’Espagne, a une grande homogénéité et un bel engagement, malheureusement le texte est un peu opaque. L’arrivée des chœurs d’enfants a apporté cette note de surnaturel confiant indispensable. Ce sont de très courtes interventions mais totalement marquantes quand elles sont comme ici rendues avec précision justesse et fraîcheur.
Les saluts ont réuni tous les artistes sous des bravos chaleureux, avec les trois chefs de chœurs.
Le niveau d’interprétation ce soir a démontré que c’est bien en version de concert que La Damnation peut prendre un envol irrésistible.
Hubert Stoecklin
CONTRE : L’ivresse des décibels ?
Ce n’est pas sans quelque perplexité que nous avons été témoin du triompheréservé au maître d’œuvre de ce concert. Non que la direction de Tugan Sokhiev n’ait eu de brillantes qualités : dans sa lecture analytique il obtient de ses partenaires de l’orchestre une exécution ciselée, brillante, voire raffinée. Le faux départ d’un cuivre et l’attaque imprécise d’un ensemble choral sont des vétilles en regard de la complexité et de l’ampleur du monument. Mais le chef n’a-t-il pas succombé, comme d’autres, à la tentation et à lla griserie de tirer toute la puissance possible de l’effectif important à sa disposition ? Peut-être sommes-nous dans l’erreur, mais nous voyons dans la course à l’abîme le sommet dramatique de l’œuvre, auquel correspond une intensité sonore paroxystique, que nous avons effectivement entendue, avec toute l’efficacité désirable. Seulement ce déchaînement n’a été pour nous qu’un déferlement sonore de plus dans la soirée ; la lecture nous a semblé juxtaposer des fragments portés à incandescence sans chercher ou sans parvenir à les intégrer dans une vision d’ensemble. Si bien que par instants l’impression de surenchère sonore, renforcée par certaines interventions du chœur Donostiarra proches de la vocifération, ramenait à l’esprit les commentaires des détracteurs contemporains de Berlioz, pour qui il était un musicien tapageur.
Que ces impressions auditives soient liées à notre placement dans l’espace de la Halle aux Grains, comme on nous l’a suggéré, peut-être. En tout cas il n’a pas eu d’incidence notable sur la perception des chanteurs solistes. Brander irréprochable de René Schirrer, Méphistophélès toujours élégant d’un Willard White dont l’incisivité et la projection vocales sont désormais moins sûres, Faust vaillant et sensible de Stuart Neill, contraint parfois de forcer mais justement acclamé, et la désormais bien connue Marguerite d’Anna Caterina Antonacci au sommet de son art, dont la diction quasiment parfaite du français, la subtilité des nuances et le contrôle magistral du souffle laissent béat d’admiration. On voudrait étendre ce sentiment à l’Orfeon Donostiarra, mais certaines stridences chez les soprani et une prononciation du français souvent perfectible en empêchent, même si la générosité de l’engagement des membres de ce choeur ne fait pas de doute. Bonne participation des ensembles La Lauzeta et Variabilis.
Au final, donc, rappel sur rappel et Tugan Sokhiev super star. Vox populi…
Maurice Salles