Cette année, le festival de Saint-Céré propose trois opéras dont cette reprise du Roi carotte déjà donné en tournée à travers la France en 2008. C’est dans les vieilles marmites qu’on cuit les meilleures potées, c’est bien connu. L’œuvre d’Offenbach n’avait cependant avant cela pas été reprise depuis sa création en 1872, au lendemain de la défaite contre la Prusse et de la Commune, et l’on ne peut que se réjouir de la déguster en se pourléchant les babines devant tant de fantaisie, de liberté et de provocation. Ce brûlot politique règle ses comptes avec Napoléon III que l’on peut aisément reconnaître en Fridolin XXIV. Les dialogues, comme le faisaient Offenbach et son équipe au jour le jour, ont été réécrits pour correspondre à l’actualité politique du moment ; au menu figurent des allusions très appuyées aux éléphants du PS, à DSK, aux couples présidentiels présent et passé, au bling-bling, un « J’ai vingt ans et je les vaux bien » et l’on découvre même une Carla enceinte qui, loin de susciter la soupe à la grimace, provoque l’hilarité quasi générale devant ce panier garni florissant d’huiles passées au Karcher.
Le détail de l’histoire, pour le moins alambiquée, importe peu : c’est le rythme d’ensemble qui compte et tout cela démarre sur les chapeaux de roue sans plus faiblir pendant deux heures. Le prince Fridolin essaie d’approcher incognito la princesse Cunégonde qu’il veut épouser pour sa dot afin de renflouer les caisses de l’État. Pendant ce temps, la sorcière Coloquinte tient captive Rosée du soir dans une tour et fait surgir le roi Carotte, qui va carotter le trône et instaurer une république légumière (où l’on dissout le gouvernement invité à faire un footing…). Le tyran séduit également Cunégonde alors que le génie Robin Luron délivre Rosée du soir. Cette dernière épouse au final Fridolin qui retrouve son trône non sans avoir d’abord récupéré un anneau magique dans le Pompéi d’avant l’éruption grâce à l’intervention d’un mage, le tout au terme de nombreuses péripéties.
La mise en scène d’Olivier Desbordes fourmille de trouvailles franchement drôles où les références sont multiples : les féeries de Méliès (en particulier les papillons), le Citizen Kane de Welles pour le vieillard en fauteuil roulant, notamment, le Dictateur ou Docteur Folamour pour n’en citer que quelques-unes et, origines germaniques d’Offenbach oblige, un Karl Lagerfeld décapant à l’accent « deutonique ». Le décor réduit au strict minimum rappelle la baraque de la Goulue et les bonimenteurs. Les costumes de Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne débordent d’imagination : mention spéciale pour Carotte, avec son manteau orange taillé en V surmonté d’un casque à plumet en fanes vertes assorties à ses brandebourgs, plus légume que nature… La remontée dans le temps des Romains à Pompéi rappelle Astérix et les Goths, sans oublier une improbable Gretchen et toutes sortes de télescopages visuels.
Cette production est infiniment théâtrale et les voix sont celles de comédiens qui chantent plutôt que l’inverse. Cela dit, chacun réussit à tirer son épingle du jeu et il aurait été souhaitable d’entendre cette féerie en plein air comme prévu avant que la pluie menaçante ne rabatte le spectacle de la Cour Caviole au Théâtre municipal de Cahors. Agnès Bové excelle ainsi en Robin Luron virevoltant et totalement dans la démesure, à la voix gouailleuse mais parfois approximative dans ses phrasés. Même remarque pour Anne Barbier, superbe Cunégonde, impeccable femme libérée avant la lettre dotée d’une voix aux accents de Hanna Schygulla ou Ingrid Caven. Nathalie Schaaff est une Coloquinte qui ne manque pas de saveur et la distribution féminine est dominée par Cécile Limal, délicieuse Rosée du soir parodiant Olympia – tout l’opéra est truffé de citations musicales y compris personnelles – et merveilleuse voix, pure et techniquement très au point. Éric Vignau s’amuse comme un fou en Fridolin et nous aussi. Il en fait des tonnes mais contrôle remarquablement son chant. Jean-Claude Sarragosse lui fait concurrence à cet égard et se distingue par son timbre (et des manières) aux faux airs de Sacha Guitry. Frédéric Sarraille est un Carotte rabougri à souhait qui contrefait avec bonheur une voix par ailleurs très équilibrée. Le reste du casting masculin harmonise l’ensemble. Dirigé par un Dominique Trottein vigoureux et efficace, au four et au moulin, puisqu’au clavier au milieu d’une formation réduite – alors qu’il faudrait une phalange gigantesque pour respecter la partition originelle ! – l’orchestre sonne bien et ne dépareille pas, au contraire.
Il fallait oser s’attaquer à une partition qui requiert un très grand orchestre et une intrigue à peu près impossible à monter au regard de ses décrochements et évolutions farfelus. Et pourtant, cela fonctionne, très bien même ! Des carottes comme celles-là, mangeons-en à foison d’autant que cela rend aimable et fait les fesses toutes roses !
Catherine Jordy