A quelques jours près, cela fait exactement cinquante ans que Francis Poulenc a quitté ce bas monde. Cette production des Dialogues des Carmélites est une contribution notable à l’événement. Les maîtres d’œuvre, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, ont conçu une mise en scène et une scénographie globalement sobres et efficaces. Des panneaux verticaux délimitent et ponctuent la profondeur de l’espace tandis que des bancs, du simple au multiple, l’animent à l’horizontale. Le nombre et la répartition de ces éléments varient selon les nécessités dramatiques. C’est simple et assez neutre pour ne pas distraire de l’essentiel, et de manipulation assez commode pour que les changements de lieux si nombreux s’effectuent en rapides précipités sur les divers interludes. A mentionner encore la réussite dans la disposition des personnages qui composent à maintes reprises de véritables tableaux, sans que cela tourne au procédé ou que cela manque de subtilité, et probablement une direction d’acteurs minutieuse, qui permet aux chanteurs d’épouser les moindres inflexions du texte. On avouera pourtant ne pas avoir perçu clairement la nécessité de la transposition temporelle dans la première scène, qui fait du Marquis de la Force un conservateur de musée, pas plus qu’apprécié la pantomime finale, du rictus expressionniste à la marche au perchoir. En revanche les notes d’intention reproduites dans le programme de salle nous ont révélé que le mystérieux amoncellement de gros cailloux – ainsi perçu depuis un fauteuil d’orchestre – était en fait une croix. Enfin on aurait aimé savoir pourquoi la scène où Blanche se renie, tel l’apôtre Pierre, a été supprimée.
Conformément aux désirs des metteurs en scène, Thibaut Welchlin habille le Marquis et ses enfants selon les codes en vigueur en 1957. Le père porte un complet trois pièces sur mesure d’une élégance gourmée, le fils et la fille l’uniforme de leur génération et de leur classe, le décontracté chic des « blousons dorés » pour lui et l’incontournable duffle-coat rouge pour elle, jupe sous le genou évidemment. Ensuite on retourne au classique, tenue des Carmélites au couvent fidèles aux tableaux séculaires, ensuite impersonnelles quand elles sont dans la clandestinité, enfin longues chemises blanches pour le supplice. Dans cette relative uniformité, les lumières maîtrisées de Rick Martin valorisent discrètement les protagonistes. L’usage de tubes de néon descendant ou remontant en nombre variable dans les cintres participe de la volonté du binôme Clarac-Deloeuil d’échapper à l’historicisme tout en modulant les espaces éclairés. Cette habileté et cette sobriété, que n’ont-elles éliminé l’inscription lumineuse finale, effet si prévisible et si inutilement redondant ?
Si donc, à ces menues réserves près, la satisfaction l’emporte sur le plan visuel, il en est de même sur le plan vocal et musical. Certes la prieure de Nadine Denize n’ajoute rien à sa gloire car son état vocal actuel ne lui permet plus de soutenir le rôle autrement qu’en malade privée par là même des moyens adéquats, mais la composition scénique est convaincante et juste. Certes quelques aigus de madame Lidoine – Angelès Blancas-Gulin – semblent lancés un peu au hasard et peu soutenus mais on ne peut que saluer la qualité d’une prononciation méritoire pour une chanteuse dont le français n’est pas la langue maternelle, et l’engagement scénique réussi pour un personnage crédible. Les autres, à la présence scénique aussi forte, sont pratiquement irréprochables. On retiendra le Marquis de Laurent Alvaro, dont la tranquillité affichée s’accompagne d’une autorité sonore qui vacille sous les souvenirs douloureux, et le Chevalier de Stanislas de Barbeyrac, personnage qui allie la détermination et la sensibilité, dont le jeune ténor fait frémir son chant jusqu’à un falsetto superbe de naturel apparent. Virginie Pochon est une Constance vive, fraîche et spontanée à souhait, parfois à ses limites vocales mais dans l’exaltation du personnage cela passe. Sophie Fournier confère à Mère Marie la précision d’une ardeur longtemps contenue dans l’obéissance et son jeu de scène exprime rigoureusement les inflexions du texte. Enfin, deux ans après sa Thaïs sur la même scène, Ermonela Jaho se mesure pour la première fois au rôle complexe de Blanche. Les progrès de la prononciation sont patents et la chanteuse, surmontée cette difficulté, se concentre victorieusement sur l’interprétation. Le parcours vocal est sans faute et elle réussit une incarnation habitée, aussi convaincante théâtralement que vocalement.
Tous ces artistes, comme l’orchestre de l’Opéra de Toulon, sont sous l’autorité d’un vétéran, aussi chargé d’ans que d’honneurs. On pouvait craindre que le poids des premiers ne diminuât l’énergie nécessaire à tout chef d’orchestre. Ce 1er février, Serge Baudo ne donne aucun signe de fatigue et sa direction ne marque pas le moindre fléchissement. Dans la fosse et dans les quatre loges d’avant-scène annexées en vertu de l’ampleur de l’effectif orchestral les musiciens répondent sans aucun décalage à la battue précise d’un chef qui les a dirigés maintes fois dans des concerts symphoniques. Parfois le son est si intense qu’il menace brièvement les solistes ; mais on comprend que Serge Baudo ne veut rien sacrifier de la richesse sonore que Moussorgski a inspirée à Poulenc. Jusqu’au bout il maintient, inflexible, la scansion terriblement régulière qui tisse et rythme la marche implacable du temps, au terme duquel toute vie s’achève dans le silence, celle des religieuses de Compiègne et celle du compositeur. Aux saluts, il semble heureux des vagues d’ovations qui assaillent la scène, lui qui connut Poulenc. Et l’on partage humblement son bonheur : point n’est besoin de croire au Ciel pour s’en approcher. Il suffit de musiciens inspirés.