Dans sa mission de récupération de l’œuvre de Donizetti, l’édition 2019 du festival que Bergame dédie au compositeur présente un titre disparu des affiches moins de dix ans après sa création à Venise en 1819. On ne l’avait réentendu qu’en 2003 à Saint-Pétersbourg, à l’occasion du troisième centenaire de la fondation de la ville, et à Martina Franca en 2004 où les représentations était déjà basées sur l’édition critique signée par Maria Chiara Berti. Intitulée Pietro il Grande kzar delle Russie l’œuvre dérive d’une comédie d’Alexandre Duval intitulée Le menuisier de Livonie ou les Illustres Voyageurs traduite en Italie en 1816. La pièce, qui raconte une anecdote de la vie du souverain russe, séduit Pacini ; en 1819 il met en musique le livret qu’en a tiré le déjà chevronné Felice Romani, alors sous contrat avec La Scala, où l’opéra Il falegname di Livonia est créé en avril 1819.
Le tableau final © rota
Au même moment Rossini, qui triomphe dans toute la péninsule, est à Venise pour Edoardo e Cristina, dont le texte a pour auteur de moitié son ami le marquis Gherardo Bevilacqua Aldobrandini, son intime depuis Ciro in Babilonia. Aristocrate touche-à-tout, peintre, décorateur et librettiste, on ignorera peut-être toujours comment il a accepté de remanier en faveur de Donizetti le livret de Romani – avec un titre différent – mais on imagine l’importance de cette collaboration pour le compositeur bergamasque encore débutant. Est-ce cette proximité avec un familier de Rossini, dont les œuvres constituent alors des modèles ayant produit des succès, qui va influencer l’écriture de Donizetti ? A l’audition, la partition donne souvent le vertige, tant elle semble être un « à la manière de », usant des formes, des procédés et jusqu’à des échos, du Barbiere et de Cenerentola, qui sont des révérences sinon des citations. Au moins Donizetti peut-il prouver qu’il a intégré les leçons du Père Mattei, qui avait eu aussi Rossini comme élève. Alors, imitation servile ? Beaucoup plus probablement le désir si vif d’assimiler les secrets de la réussite à l’opéra qu’il confine à la phagocytose.
Cette imprégnation, on la ressent encore davantage ce soir à Bergame qu’à l’écoute de l’enregistrement des représentations de Martina Franca. L’orchestre y est probablement pour quelque chose, cet ensemble de quarante musiciens dénommé Gli Originali parce qu’ils jouent sur des instruments contemporains du compositeur. Fruit d’une décision commune du directeur musical, Riccardo Frizza et du comité scientifique de la Fondation, la création de cet ensemble ne relève pas, pour Rinaldo Alessandrini, qui dirige les représentations, d’une recherche archéologique mais de l’intention de redécouvrir le son qu’entendaient Donizetti et ses contemporains, avec comme première conséquence un diapason abaissé notablement, ce qui a une incidence directe sur l’exercice vocal. En spécialiste de musique ancienne le chef dirige avec une précision minutieuse qui détaille les plus subtiles inflexions et se révèle infaillible dans la conduite des tempi, les gradations sonores et la pertinence des accents comme dans le soutien aux chanteurs. La jubilation commence avec l’ouverture et ne faiblira pas.
L’intrigue repose donc sur un voyage que Pierre le Grand effectue incognito en compagnie de son épouse pour essayer de retrouver Carlo, le frère dont celle-ci a été jadis séparée. C’est chose faite à la fin du premier acte, quand l’identité du menuisier mauvaise tête est dévoilée et l’on pourrait se dire que le deuxième est superflu. Ici intervient l’invention de Bevilacqua Aldobrandini. Puisque la quête est terminée, le couple impérial et le frère retrouvé, avec sa fiancée Annetta, peuvent partir pour Saint-Pétersbourg. C’est alors le deuxième coup de théâtre : Annetta refuse car elle est la fille d’un proscrit poursuivi pour trahison par la justice impériale. Cet aveu déchaîne le courroux de Pierre, qui ne se calme qu’en apprenant que son ennemi est mort. Dès lors il s’improvise protecteur de la jeune fille et la famille s’apprête à quitter le village où la quête initiale avait fait halte. Mais l’incognito du tsar est éventé et le magistrat local qui se lance dans un éloge hyperbolique espère partir à la cour pour l’avancement prestigieux découlant de ses mérites. Mais Pierre, qui a pu connaître son indignité professionnelle, le destitue et lui inflige une lourde amende, dans l’allégresse générale.
Un autre apport du librettiste est l’importance donnée au personnage de l’aubergiste Madama Fritz chez laquelle réside le menuisier. Sa bienveillance à l’égard de ce jeune homme qui s’emporte facilement peut sembler une indulgence maternelle, mais elle n’exclut pas un parti pris amoureux. Toutefois elle a une noblesse de comportement qui préserve des bassesses éventuelles sa relation avec sa « rivale » Annetta. La comédie qu’elle joue au magistrat pour obtenir qu’il libère le menuisier emprisonné la montre flatteuse, tentatrice, insinuante, masquant mal une impatience anxieuse qui se résout en insolence narquoise à la nouvelle que l’autorité du juge a été court-circuitée. Plus tard son adieu à Carlo est à la fois un sommet d’émotion et une carte de visite pour prima donna tant il est exigeant sur le plan technique et grisant dans sa forme de rondo, à condition évidemment d’être exécuté par une virtuose à la hauteur. Paola Gardina possède tous les requis nécessaires et fait ainsi briller merveilleusement toutes les facettes du prisme expressif.
C’est du reste un des plaisirs de cette exécution que la qualité vocale des interprètes, à commencer par la cohésion des choeurs, qu’on pourrait souhaiter dans leur première intervention mieux différenciés mais la ligne esthétique du spectacle n’y était probablement pas favorable. Certains solistes sont réduits à la portion congrue, comme Loriana Castellano car le personnage de Caterina, la sœur en quête du frère perdu, n’a qu’un air véritable, mais elle en tire le meilleur parti pour faire passer le message réconfortant qui reflète la paix qu’elle a retrouvée. L’usurier et l’officier sont encore moins bien lotis puisque Tommaso Barea et Marcello Nardis n’ont que des récitatifs, mais ils campent les silhouettes avec netteté, aidés par des costumes qui font du premier un être inquiétant, pas loin du vampire et du second un automate aux couleurs de dessin animé. Est-ce un choix pour exprimer la contrainte dans laquelle vit Annetta, du fait du secret qu’elle cache sous une apparente exubérance, la voix de Nina Solodovnikova semble d’abord affectée d’une raideur dont elle ne se départira qu’à la fin de son rôle. Le magistrat odieux, bouffi de prétention, méprisant, vénal, lâche et concupiscent, qui abuse de ses prérogatives mais cède très vite au plus fort offre à Marco Filippo Romano l’occasion de déployer toute l’étendue de son talent scénique et vocal, dans un jeu où mimiques et attitudes soutiennent la solidité du métier vocal que quelques menues erreurs ne peuvent entacher. L’autre rôle de baryton, celui du tsar, est tenu par Roberto de Candia avec le mélange de gravité et de simplicité requis par le personnage et les circonstances. Si l’incognito est un choix de discrétion pour cette quête familiale, on ne se refait pas et l’autocrate est toujours prêt à se faire entendre. Le duo en forme de défi où il se moque du magistrat et la scène de colère sont caractérisés très justement.
Le plus brillant des rôles masculins est évidemment réservé au ténor, le menuisier qui tient tête à tout le monde, à ses risques et péril. Il y faut de l’élan, de l’éclat, mais aussi de la souplesse et du moelleux pour les attendrissements. Francisco Brito, déjà remarqué à Bad Wildbad, possède tout cela et une belle longueur de souffle. Le jeu de l’acteur est convaincant, dans un mélange de rudesse et de décontraction, jusqu’aux regards curieux qu’il jette sur son reflet, éveillant l’idée d’une satisfaction narcissique du personnage après sa métamorphose vestimentaire.
Justement, cette métamorphose, elle ne nous a pas sauté aux yeux. Les costumes sont dès le début si colorés que peut-être les yeux se fatiguent et n’enregistrent plus exactement ce qui est montré. Conçus par K.B.Project ils s’insèrent dans le programme de mise en scène et les décors imaginés et réalisés par Ondadurto Teatro – Marco Paciotti e Lorenzo Pasquali en référence directe aux avant-gardistes russes du début du vingtième siècle. Formes géométriques, cercles, carrés, lignes et angles droits, surfaces vernies, gamme limitée de couleurs vives, voire brutales, projections d’images en mode kaléidoscopique qui créent et décomposent dans une succession incessante une animation spatiale et temporelle au rythme calqué sur les tempi, cette profusion a fait éprouver à certains spectateurs, selon des commentaires saisis à l’entracte, une forme de malaise. Nous avons été épargné et, sans adhérer entièrement au procédé, nous reconnaissons volontiers qu’il ne nuit aucunement à l’œuvre et que l’avoir conduit au bout sans défaillance notable constitue une performance remarquable. Dans un genre différent, celle des machinistes qui tout au long du spectacle manœuvrent les plates-formes destinées à représenter les divers lieux de l’action mérite aussi d’être située et saluée. Ces actions complémentaires parfaitement menées à bien attestent de la cohérence et de la maîtrise dans la conduite de ce projet complexe. A la mesure de celui de Donizetti !