Le prince du baroque, qui nous a récemment arrimés au répertoire méconnue de Cavalli, ne redoute pas d’emprunter des chemins inédits ou transversaux vers des répertoires moins anciens. Après une incursion furtive, et néanmoins réussie, dans les jardins de Schubert sur son album dernier anniversaire, Passion, Philippe Jaroussky nous a proposé ce soir, au Théâtre des Champs Elysées, un programme entièrement consacré au compositeur. Comme toujours, le contre-ténor se lance ici un défi, avec l’art consommé de sans cesse se renouveler dans des répertoires inattendus. Il est toujours confondant de constater avec quelle aisance il passe d’un univers à l’autres, en l’occurrence du théâtre grandeur nature vivant et coloré du baroque italien, à l’intériorité de la solitude si chère au romantisme allemand et qui irrigue tout entière l’œuvre de Schubert. Un voyage dans l’hiver des émotions intérieures exigeant de l’interprète d’allier l’intelligence du texte à l’expressivité musicale et vocale. « C’est sans doute mon passé d’instrumentiste qui m’a conduit vers Schubert. Désormais, je veux plus émouvoir qu’impressionner », confiait Philippe Jaroussky dans l’émission Passage des arts sur France 5 le 16 Janvier dernier. Précisément, le contre-ténor nous invite à un voyage, le regard tourné au-dedans de soi, dans un chant dénudé de tout artifice inutile.
Ses qualités d’interprétation le servent à l’évidence dans un tel répertoire, l’artiste excellant avec un égal talent dans l’art d’exprimer, par sa grande expressivité, tant la tristesse mélancolique d’un Im Abendrot que la jubilation amoureuse de An Silvia. D’une voix pure, homogène, cristalline, il vient avec élégance donner corps à chaque mot, dans un phrasé impeccable. Philippe Jaroussky traduit ainsi toute la pudeur de l’émotion contenue des lieder schubertiens, en déployant une gamme de teintes raffinées. Le contre-ténor incarne ces pièces musicales autant qu’il les chante dans un engagement si profond qu’il leur donne une amplitude presque opératique, comme dans Die Götter Griechenlands sur un poème de Schiller et Der Musensohn inspiré par Goethe. On retrouve chez l’artiste ce plaisir à donner corps à une fine musicalité qui est sa signature. Il se donne entièrement à cette intelligence dramatique que magnifie une belle compréhension de la prosodie de la langue allemande, maîtrisée à la perfection. Nacht und Traüme est d’ailleurs un bel exemple de la profondeur méditative dont il est capable. L’esthétique du chanteur trouve ici sa parfaite plénitude dans la noblesse du chant et incarne avec justesse la beauté de l’expression qui est l’essence même de ces pièces schubertiennes.
Mais s’il excelle dans l’art du dire, ce répertoire n’est assurément pas un écrin idéal à sa voix de contre-ténor laquelle se heurte à ses limites et accuse parfois une émission tendue, tout à fait perceptible dans Du bist die Ruh, Der Fischers Liebesglück, et également An die musik qui n’a pas la fluidité attendue, notamment dans le registre grave. Ces réserves sont pourtant vite dissipées tant l’émotion, la sincérité, l’implication du contre-ténor emportent l’adhésion. Dans ce répertoire du voyage en immersion à l’intérieur de soi, les failles peuvent devenir des forces et nourrir l’essence profonde d’une musique à l’écoute des pulsations intimes de l’âme. Philippe Jaroussky réussit ici le pari de captiver par son art consommé de la subtilité.
Dans les parties solo de programme, Jérôme Ducros courbé sur son clavier, en totale concentration, nous offre des parenthèses délicates par un toucher souple presque aérien, et se taille d’ailleurs un succes personnel auprès du public avec le Klavierstück n°2 en mi bémol majeur. En duo avec le contre-ténor, le pianiste épouse le chant et se confond à la phrase vocale avec naturel et sobriété. Le résultat en est un parfait partage de sensibilité. On est alors saisi de l’envie de prolonger cette traversée avec le chanteur dans un répertoire qui n’allait pas de soi et que pourtant il sait investir avec intelligence avec ses qualités mais aussi ses limites. Philippe Jaroussky nous fait entrer dans l’univers des poètes romantiques germaniques et de leurs visions du désir. Un désir jamais satisfait, car l’amour est par essence éphémère, évanescent, et fait inlassablement place à la souffrance puis à la mélancolie. C’est l’empreinte que laisse ce récital, la preuve que ce voyage en hiver au bras du contre-ténor a parfaitement atteint son but. Emouvoir, plus qu’impressionner…