En 2017, au sortir de la résurrection partielle de la Phèdre de Lemoyne, un constat s’imposé : cette musique était belle et puissante, et il y avait urgence à la redécouvrir non plus dans une version réduite et raccourcie, mais bien telle que le compositeur l’avait voulue, avec un grand orchestre et un chœur, avec les scènes et les personnages supplémentaires prévus dans le livret de François-Benoît Hoffmann. Deux ans plus tard, une bonne fée a exaucé ce vœu, et le Palazzetto Bru Zane a trouvé – une fois de plus – l’homme de la situation en la personne de György Vashegyi. Après tant de collaborations admirables avec le Centre de musique baroque de Versailles, avec tout le travail accompli sur Rameau et ses contemporains, le chef hongrois repart vers la fin du siècle des Lumières, et met au service de cet opéra créée en 1786 toute la science et toute la sensibilité qui font le prix de ses interprétations. Sous sa baguette, la tragédie lyrique de Lemoyne se révèle dans sa vérité et sa grandeur, et n’a pas à rougir de la comparaison avec Gluck, son modèle. Le drame de la fille de Minos et de Pasiphaé a inspiré une musique étonnante, qui épouse au plus près les tourments des trois personnages principaux, et Lemoyne apparaît comme une figure majeure. Seul hic : le premier acte, exception faite d’un beau monologue du rôle-titre, n’est pas à la hauteur des deux autres, et l’exposition y semble un peu longue, un peu tiède, d’autant plus que la suite atteint l’incandescence. Et l’on comprend que, très vite, Lemoyne ait voulu tailler dans ce premier acte pour resserrer l’intrigue.
Dans cette partition post-gluckiste, l’Orfeo Orchestra se montre admirable de précision et de vigueur, et l’auditeur est vite emporté par la saveur des différents pupitres, notamment les cuivres ici très présents. S’il intervient surtout au premier acte, en chasseurs honorant Diane, ou en prêtres célébrant le culte de Vénus, le Purcell Choir frappe aussi par ses cris d’horreur lors de la mort d’Hippolyte et par la sobre déploration qui occupe les dernières mesures de l’œuvre.
Pour son livret, même s’il est revenu au titre de Racine comme n’avait pas osé le faire l’abbé Pellegrin pour Rameau, Hoffmann remonte à des sources plus anciennes. Si Phèdre reste bien la descendante du soleil et la victime de Vénus tout entière à sa proie attachée, Hippolyte ne brûle plus pour quiconque, et la chasse fait tout son bonheur. Surtout, Hoffmann a eu l’intelligence de ne pas singer Racine – tout juste entend-on ici ou là telle tournure qui rappelle l’auteur d’Andromaque – et d’écrire ses propres vers, dans une langue autre, un siècle s’étant écoulé depuis la création de la pièce. Les mots « inceste » et « adultère », rares dans le lexique racinien, sont ici prononcés à plusieurs reprises. Phèdre chante même un arioso sur les paroles « Il va venir », qui évoquent inévitablement une œuvre bien postérieure.
Parmi les petits rôles qui avaient fait les frais de la réduction présentée en 2017, il y a d’abord la grande-prêtresse, dont les quelques phrases sont ici confiées à Ludivine Gombert. On n’est pas surpris d’apprendre qu’une soprano capable de conférer tant de sombre autorité à son discours est habituée à incarner des personnages plus étoffés. Jérôme Boutillier fait bénéficier de tout le mordant et de la noirceur dont il est capable les brèves interventions du chasseur et surtout du « Grand de l’Etat ». Pour le reste, on revient aux quatre personnages essentiels, mais plus développés qu’on ne les avait entendus il y a deux ans. Changement radical de profil vocal pour Œnone, puisqu’à Diana Axentii succède Melody Louledjian, non plus nourrice de Phèdre mais plutôt suivante, moins maternelle et plus proche en âge de la reine. Si la voix est plus claire, l’actrice n’en est pas moins expressive, et l’on apprécie les duos qui l’unissent à Phèdre, non pas simplement dialogues déclamés mais vrais moments où les lignes de chant se superposent. Julien Behr n’a pas encore eu souvent l’occasion de collaborer avec le Palazzetto Bru Zane, mais son profil mozartien fait de lui l’interprète tout désigné pour l’opéra français des années 1780, et il offre un Hippolyte plein de noblesse et de dignité. Dans les imprécations de Thésée appelant sur son fils la vengeance de Neptune, Tassis Christoyannis est terrifiant de rage, autant qu’il est ensuite pitoyable lorsqu’il apprend son erreur : voilà une prestation dont on espère que le disque saura préserver le caractère impressionnant ressenti en salle. Seule rescapée du spectacle de 2017, enfin, Judith Van Wanroij fascine par son investissement dans le personnage de Phèdre. Délaissant les « gentilles » auxquelles semblent la destiner la beauté de son timbre, elle sait ici ciseler son texte en tragédienne, traduisant dans son corps les souffrances de l’héroïne. A défaut d’une version scénique « entière » qui confirmerait définitivement la force de l’œuvre, on aspire maintenant à entendre les autres opéras de Lemoyne.