Poursuivant hardiment son travail de troupe, Le Poème Harmonique a jeté l’ancre à Rouen pour revisiter Dido and Æneas, unique opéra de Purcell et joyau de la musique du XVIIe. Après avoir, avec Benjamin Lazar, donné une nouvelle jeunesse au Bourgeois gentilhomme et à Cadmus et Hermione de Lully, puis à Egisto de Cavalli, la compagnie musicale de Vincent Dumestre à renoué avec sa partenaire du Carnaval baroque, la danseuse et chorégraphe, Cécile Roussat pour mettre en images avec le concours de Julien Lubek le périple lyrique inspiré de Virgile. Leur approche pluridisciplinaire candide et poétique a produit une série de tableaux vivants paraissant extraits d’un livre d’images.
Illustrant fort à propos ces mondes antiques qui ne communiquaient que grâce à la navigation, l’action se déroule d’un bout à l’autre dans l’univers marin aux abords du port carthaginois où survient l’éblouissement amoureux, d’abord contenu mais irrésistible, du couple mythologique. Sous la protection de sa sœur Belinda et d’une cour favorable, la reine de Carthage et le fils de Vénus filent le parfait amour à l’abri d’un coquillage géant auprès d’énormes rochers escarpés surplombant le rivage d’une mer factice. Tout près d’eux, dans les profondeurs de gouffres sous-marins évoluent les sorcières-sirènes sous les ordres de la magicienne incarnée dans une gigantesque pieuvre diaphane. Comme le veut le livret, ces forces maléfiques arriveront à leurs fins. Après le violent orage interrompant l’extase des amants et l’intervention de Jupiter qui intime à Énée l’ordre de rejoindre l’Italie pour y fonder Rome, arrive la scène la plus fascinante visuellement, celle de l’embarquement des Troyens. Dans la lumière mordorée d’un soleil couchant, une immense proue de navire en bois occupe la moitié du plateau. Tandis que les forces maléfiques, toujours à l’œuvre s’affairent de leur côté, les matelots acrobates bondissent dans les airs, grimpent au grand mât au rythme de la musique sans pour autant la parasiter comme c’est parfois le cas dans la première partie. Après quelques atermoiements au moment où Énée annonce sa décision à Didon, le destin de la femme séduite, révoltée et suicidaire — archétype théâtral surexploité — s’accomplit.
Si le Poème harmonique sous la direction de Vincent Dumestre ne souffre aucun reproche dans ce répertoire dont il est spécialiste, l’orchestre et le continuo nous ont toutefois semblé manquer de relief sonore. Prédominance des images animées ? Problème d’acoustique ? Souci de ne pas couvrir le chant ? Sans doute un peu tout cela. Même l’excellent Chœur Accentus, placé dans la fosse, est insuffisamment présent lors de ses belles interventions. Dans le rôle titre, on regrette la contre-performance de Vivica Genaux dont la voix incertaine accuse un vibrato nuisible à la séduction du timbre particulier qui a fait sa réputation. Malgré sa haute silhouette et sa diction précise, l’impact dramatique de cette chanteuse attachante semble pâtir de ses problèmes vocaux. Même le lamento final à faire pleurer les pierres demeure assez froid. Hormis la deuxième sorcière, pas toujours juste et en retrait par rapport à Caroline Meng bien chantante, le reste du cast vocal mérite beaucoup de louanges. En premier lieu, Henk Neven pour l’élégance de son Énée séduisant tant vocalement que physiquement, et surtout, Ana Quintans, charmante Belinda à la voix fraîche et cristalline. Saluons enfin, la prise de rôle de l’excellent baryton Marc Mauillon dans son inquiétante et mémorable pieuvre-magicienne. Sans viser l’approbation des puristes, cette production, candide et ludique mais soignée et respectueuse du style d’une œuvre universelle, ne manquera pas son but : conquérir à l’art lyrique un large public, en particulier les jeunes.
A noter : cette production sera donnée à l’Opéra royal de Versailles les 14 et 15 juin, dans le cadre du festival « Haendel à Rome ».