Attention, chef-d’œuvre ! Effroyable et dégoûtant, tenez-vous le pour dit. A faire passer Elektra et Salomé réunies pour des histoires à endormir les enfants. C’est que, dans cette version du mythe, Penthésilée, Amazone en chef, finit par… manger Achille (ennemi mortel qui l’aime aussi), et se tuer une fois revenue à la raison. Soit la passion à en crever dans un monde de haines irrationnelles, de lois idiotes et d’orgueils imbéciles. Une horreur dévastatrice aussi ancestrale qu’abominablement actuelle.
Comment en est-on arrivé là ? A la fin des années soixante-dix, Harry Halbreich (le musicologue qui murmure à l’oreille des grands compositeurs de notre temps) soufflait à Pascal Dusapin l’idée folle de s’emparer de la pièce de Kleist. « Il devait avoir trouvé quelque chose d’assez barbare dans mes premières musiques pour penser que je pouvais me permettre d’aborder ce sujet », suppose l’artiste. Aidé de Beate Haeckl – il fallait bien sûr conserver l’allemand et adapter le tout, réputé injouable –, il signe un livret d’une efficacité parfaite. La partition est tout aussi sauvage, ravageuse et cauchemardesque que le texte, mais pas seulement : le Français sait aussi faire naître l’épouvante et la tension sans tapage ni déferlements. Des couleurs modales, un brin d’exotisme (le cymbalum) et quelques touches d’électronique font le reste. Dans la fosse, Franck Ollu gouverne en spécialiste et tire de superbes choses des troupes maison, jamais plus à leur avantage que dans les trames compliquées.
Werner Van Mechelen (Ulysse), Georg Nigl (Achille) © Foster
Sur scène, des peaux de chevaux dont le mille-feuille figure l’empilement des cadavres. Et Pierre Audi, venu à la rescousse après la défection de Katie Mitchell (donc contraint de faire avec cette scénographie pas complètement exploitée), de jouer sans faiblir la carte de l’animalité archaïque : on rampe, on se roule par terre, on promène sa douleur comme des lion(ne)s blessé(e)s – si rien n’est consommé, le sexe se trouve partout dans le langage des corps. Pas de trouvailles inoubliables, certes, mais rien qui gêne les acteurs. C’est là l’important. Voire un atout majeur.
Car qu’elle doive chanter, hurler, réciter, bégayer, paniquer ou ne piper mot, Natascha Petrinsky a besoin de place et d’un semblant de liberté pour laisser s’exprimer la bestialité, l’agressivité belliqueuse et la folie furieuse d’une Penthésilée que la passion inassouvissable brûle de l’intérieur (ce qui n’excuse rien mais explique tout). C’est réussi, on ne voit qu’elle. A ses côtés, Marisol Montalvo, sa confidente, ne possède ni le coffre ni la présence scénique nécessaire pour faire jeu égal. Justement, on ne le lui demande pas. De même pour Werner Van Mechelen, dont l’excellence ne porte pas ombrage à l’Achille puissant et rageur de Georg Nigl, fidèle compagnon de route du compositeur qui écrit pour sa voix et, donc, assure son confort technique.
Pas la peine de recompter : pour l’œil comme pour l’oreille, tous les dégradés de noir y sont – ne manque que la puanteur de la mort, en odorama. Un dernier mot, celui de l’œuvre : « espoir ». Si seulement…