Victime du deuxième confinement, celui du début de 2021, ce Pelléas confié à François-Xavier Roth avait finalement été monté quand même, mais sans public, relayé en streaming où il fut disponible plusieurs mois, puis fixé au disque par Harmonia Mundi, (https://www.forumopera.com/cd/pelleas-et-melisande-pelleas-toujours-nouveau). La production se relève aujourd’hui de cette genèse chahutée pour une série de cinq représentations à Lille avant de partir à Caen chez son co-producteur, les 24 et 26 mai prochains.
Disons-le d’emblée, la mise en scène frappe par sa froideur et son dépouillement. Avec pour tout décor un vaste trou rond, prêt à tout engloutir – jusqu’au corps trucidé de Pelléas – et un mur de fond de scène où coulera un mince filet d’eau, sans aucun élément pour caractériser les tableaux successifs ni même les différencier les uns des autres, sans aucun accessoire, une forêt sans arbres, un château sans tour, Mélisande sans chevelure, une plage sans mer, une grotte sans rien et pour finir une chambre sans lit, le spectateur un peu décontenancé est livré à lui-même et contraint de faire aller son imagination.
Certes, on n’est pas obligé de proposer des décors symbolistes pour monter l’œuvre, mais à force de ne rien présenter, la mise en scène en vient à ne pas dire grand-chose. Elle ne fait guère de choix parmi toutes les énigmes que recèle la partition, elle pose plus de questions qu’elle n’en résout, ajoutant encore à la perplexité du spectateur. On peut bien entendu considérer que c’est la musique qui dit tout, que le texte se suffit à lui-même, que ce sont les paroles et les actes qui importent et pas les lieux ou les décors. Et que dans une pièce où tout est obscur, où le sens se dérobe sans cesse, où tant d’éléments échappent à la rationalité et où tout finalement est affaire de poésie et de sensibilité, où le non-dit l’emporte, chaque spectateur se fait sa propre représentation, pour lui-même et c’est très bien ainsi.
Les costumes n’aident guère : les hommes portent le complet veston, mais que signifie cette robe rouge, façon robe de bal, que Mélisande arbore avant d’enfiler à vue, pour la scène de la tour, un costume masculin, et qu’on retrouve ensuite en version plus courte, laissant voir les cuisses tatouées de la chanteuse ?
Alexandre Duhamel (Golaud), et Vannina Santoni (Mélisande) © DR
Ce visuel assez pauvre permet de porter toute l’attention sur la musique, et on peut dire que l’oreille y trouve son compte. La distribution réunie à Lille, très proche de celle de l’enregistrement, donne beaucoup de satisfaction, à commencer par le Pelléas de Julien Behr. Sa voix de ténor très chaudement timbrée, puissante, virile, sans mièvrerie aucune, est parfaite pour le rôle auquel il donne beaucoup de consistance et de crédibilité. Il campe un Pelléas jeune et fougueux, à peine sorti de l’adolescence et pourtant déjà si mûr, transporté par des sentiments qu’il ne maîtrise pas et qu’il vit avec une émouvante sincérité. Mélisande (Vannina Santoni) n’a pas ici le caractère fragile et vulnérable qu’on lui donne habituellement. La voix est belle, la diction excellente, mais on n’y trouve pas la transparence, le mystère, l’étrangeté que le rôle suppose. La vision d’une Mélisande incarnée, relativement forte, qui lutte contre son destin au lieu de flotter au gré des événements, est neuve, mais elle ne touche guère. Le Golaud d’Alexandre Duhamel semble fait tout d’un bloc ; la voix est très solide, magnifiquement cuivrée, remarquablement efficace dans les premières scènes, et d’autant plus émouvante à la fin, lorsque ce bloc se fissure et que le personnage s’effondre vaincu par sa culpabilité. Très bien distribué également, l’Arkel de Patrick Bolleire apporte, par sa grande taille, son port majestueux et sa voix profonde, toute la noblesse qui sied au rôle, celui à qui l’on doit le peu d’explication que Maeterlinck veut bien donner à son lecteur. Marie-Ange Todorovitch prête au rôle de Geneviève son timbre particulièrement riche et une douceur maternelle qui lui va bien, donnant au personnage plus de présence qu’à l’habitude. Autre objet de grande satisfaction, la prestation de Hélory L’Hernaut Roulière dans le très délicat rôle d’Yniold, qu’il sert avec un grand naturel, une justesse irréprochable, et un visible plaisir d’être en scène. Enfin, dans le court rôle du médecin, Damien Pass se montre à la hauteur de ses compagnons.
Mais quand on aime la partition – et c’est mon cas – c’est aussi (surtout ?) de la fosse qu’on attend des miracles. L’approche de François-Xavier Roth à la tête de ses troupes (Les siècles), est en ligne avec l’option qu’ils suivent dans tout ce qu’ils présentent ces dernières années, à savoir une grande attention portée à l’organologie, au respect du texte original, au plus près des intentions du compositeur. La partition est ainsi décortiquée, analysée, objectivée, dirigée avec énormément de précision, avec un résultat sonore qui, s’il fait la part belle aux couleurs des vents, manque de profondeur dans les cordes, de transparence et de poésie. On a souvent le sentiment que le plateau et l’orchestre ont travaillé séparément et que les voix peinent à s’intégrer au discours instrumental, qui accapare toute l’attention du chef. Guère servis par un public tousseur et fort bruyant, qui se croit autorisé au relâchement parce que tout à coup on ne chante plus, les interludes orchestraux peinent un peu à émouvoir et à maintenir la tension dramatique d’un tableau à l’autre. Certains effets dramatiques, particulièrement réussis, apparaissent comme des fulgurances, mais la conception poétique globale n’est pas clairement perceptible, la tension dramatique, le trouble et surtout la sensualité toute particulière que dégage la partition ne sont guère au rendez-vous.