Œuvre hybride, conçue comme une suite d’intermèdes musicaux initialement destinés à illustrer une tragédie latine aujourd’hui perdue, mais présentés ici comme une pièce autonome, un opéra à part entière, David et Jonathas contient quelques pages musicales de toute beauté, mais ne brille pas par une grande cohérence dramatique. On ne le donnait d’ailleurs jusqu’ici qu’en version concert. Tiré du premier livre de Samuel, le livret destiné au collège jésuite de Louis-le Grand raconte les guerres entre Israël et les Philistins, la rivalité farouche qui oppose Saül à David, et l’amour de David pour Jonathas, fils de Saül. Les différents épisodes sont brièvement racontés, rarement montrés, et l’œuvre s’appesantit surtout sur les états d’âme des protagonistes. Tous les rôles ont été écrits pour des voix masculines et le choix de faire chanter Jonathas par une soprano plutôt qu’un garçon sopraniste répond plus aux contraintes de la loi sur le travail rémunéré des mineurs qu’au respect de l’authenticité historique. Le caractère homo-érotique du livret rédigé par les jésuites s’en trouve passablement affadi, mais probablement au profit d’une qualité musicale plus grande.
Le dispositif scénique conçu par Andreas Homoki est constitué de panneaux mobiles de bois brut qui définissent des espaces de dimensions variables selon les scènes, tant en largeur qu’en hauteur, de sorte que les protagonistes se retrouvent jouer dans des espaces nus en forme de boîtes, plus ou moins grandes et plus ou moins nombreuses. Le conflit entre devoir et passion, le sentiment d’enfermement dans une situation donnée, d’oppression face aux événements est ainsi particulièrement bien rendu. La transposition du conflit biblique en une guerre moderne dans les Balkans (on se croirait dans Tintin, entre Bordures et Syldaves) fonctionne elle aussi admirablement bien, principalement portée par les chœurs qui bougent avec beaucoup d’aisance. Aux fins de clarifier le livret, Homoki ajoute quelques scènes mimées qui prennent place pendant les intermèdes instrumentaux, montrant l’enfance des deux héros et la façon dont s’est noué leur amour au fil du temps. Autre trouvaille particulièrement réussie, la multiplication du personnage de la Pythonisse en onze femmes identiques semblant sorties d’une publicité pour un salon des arts ménagers dans les années soixante, plus que ce que le pauvre Saül ne peut affronter ! Toutes les scènes de la fin, la mort de Jonathas et le grand lamento de David, jouées dans la sobriété, sont très émouvantes elles aussi.
Servie par cette excellente mise en scène, la production d’Aix n’est pourtant pas entièrement satisfaisante: la distribution vocale n’est pas idéale. En David, le ténor canadien Pascal Charbonneau présente toutes les séductions de la jeunesse, mais la voix, certes puissante, est particulièrement tendue et serrée, sans grâce dans l’aigu, tessiture où se situe pourtant l’essentiel du rôle. Bonne musicienne, Ana Quintans joue la carte de la délicatesse et présente un Jonathas sans éclat ni vigueur, mais émouvant et juste. Neal Davies donne de Saül une vision noire et torturée, poussant à l’excès le caractère du personnage. Plus de mesure aurait sans doute porté d’avantage d’émotion. Excellent comédien, Dominique Visse reprend le rôle travesti de la Pythonisse qu’il tenait déjà – beaucoup mieux – dans la version enregistrée en 1988 : il masque aujourd’hui les faiblesses de sa voix en substituant à la ligne de chant, dès la première difficulté venue, une sorte de parlando sans doute expressif mais gênant par son caractère systématique.
Les chœurs particulièrement sollicités, répartis entre les deux camps et identifiés par leurs costumes, font un travail remarquable de précision et d’engagement. La direction musicale de William Christie diffère étonnamment de la magnifique version de l’œuvre qu’il avait donnée au disque en 1988 (toujours disponible chez Harmonia Mundi). Sensiblement moins lyrique, moins épique, moins puissante, sa conception a évolué vers plus d’expressivité et de souplesse, au détriment d’une certaine grandeur, mais ne génère pas nécessairement plus d’émotion pour autant. Il est bien difficile de déterminer si cette évolution est le reflet de l’expérience accumulée depuis lors, si elle résulte d’un changement plus radical d’esthétique ou si elle est éventuellement dictée par les limites des voix dont il dispose aujourd’hui.