Philip Glass, le pape (entre autres) de la musique minimaliste, répétitive et lancinante, a écrit une partition à la fois flamboyante et envoûtante, défendue par trois excellents pianistes jouant sur instruments électroniques. Visiblement le sujet l’a inspiré, au point de rejoindre la sensibilité de l’époque, c’est-à-dire la grande période du cinéma muet – dont c’est l’extrême fin en 1929 – et de l’accompagnement des films au piano devant l’écran. Écran remplacé par la scène, mais avec lequel le metteur en scène Paul Desveaux est en évidente sympathie. Mais pourquoi un tel engouement ? Pourquoi écrire une trilogie avec auparavant Orphée (1993) et La Belle et la Bête (1994) ? Certains portraits de Philip Glass (par exemple une photo de Jim Ball) le présentent songeur, les cheveux bouclés en désordre, faisant étonnamment penser à Jean Cocteau. Est-ce à dire qu’il y a symbiose par delà le temps entre les deux hommes ?
Et pourtant, aujourd’hui, quel intérêt peut-on prendre aux péripéties psychotiques de ces quatre jeunes gens ? Roman culte pour certains, nouvelle chichiteuse et surannée pour d’autres, écrire un opéra sur une pareille œuvre tient de la gageure. Oh, bien sûr, d’aucuns diront que c’est actuel, que ça parle de drogue, d’amitiés particulières, de cohabitation, de soumission et de manipulation, bref de la vie d’aujourd’hui peut-être, de la vie tout court, certainement. Mais que tout cela a vieilli, que c’est ampoulé. Et si l’on pense parfois à Pelléas, ou plus encore au Poulenc de La Voix humaine, on est ici très en retrait du fait du contenu du texte. Et au bout d’une heure, on a fait le tour de la question (reste encore une demi-heure à tirer !). Non que l’on s’ennuie, mais ces cris continuels, ces fantoches malsains qui s’agitent, qui se pourrissent la vie et veulent nous faire partager les affres de leur existence médiocre faite de petits faits enfilés comme de fausses perles, de leur pauvre séduction, de leur problèmes inintéressants et de leurs sentiments exacerbés, fatiguent plus qu’ils ne séduisent. On entre ou on n’entre pas dans l’univers de Cocteau : vous l’aurez compris, je ne suis pas un inconditionnel !
Reste la représentation scénique. Je passerai difficilement sur la sonorisation, inadmissible dans un petit théâtre comme l’Athénée, où flotte encore l’âme de Louis Jouvet. Le ténor Damien Bigourdan chargé de dire le texte parlé du narrateur a peut-être eu peur de s’abîmer la voix (et pourtant il m’a semblé qu’il avait la technique vocale nécessaire pour les deux emplois) : dans ce cas, pourquoi ne pas avoir demandé à un autre acteur d’intervenir ? En tous cas, il défend très vaillamment le rôle tant parlé que chanté de Gérard. Les trois autres interprètes faisaient déjà partie de la distribution de cette production en 2007. Si Jean-Baptiste Dumora défend remarquablement bien le rôle de Paul (l’articulation, comme celle de Damien Bigourdan, est parfaite), que dire de ces dames ? Muriel Ferraro passe encore tout juste, entraînée qu’elle est à imiter bien malgré elle les mauvaises habitudes techniques de Myriam Zekaria qui joue bien, certes, mais est en train de finir de s’abîmer la voix en confondant chanter et hurler, en arrive à une justesse tout approximative à cause d’un vibrato naissant, et dont surtout on ne comprend pas un traître mot.
La mise en scène de Paul Desveaux est plutôt efficace encore que souvent répétitive. Les parties de pas de danse esquissés, traduction gestuelle de la poétique de Cocteau, sont plutôt bien faites, et l’ensemble est mené à un train d’enfer permettant enfin au drame de se dénouer, au grand soulagement de l’assistance. On regrettera surtout un espace scénique trop ouvert, ne laissant guère de place, malgré les excellents éclairages, à l’évocation du lieu peuplé d’esprits, à la fois abstrait et mystérieux, que constitue la chambre des jeunes gens.
Sans doute Cocteau impose-t-il une interprétation d’une sensibilité plus à fleur de peau et une redécouverte permanente du texte, dont on doit sentir qu’il est dit comme pour la première fois. Toutes choses peut-être un peu trop difficiles pour ces jeunes interprètes, qui se jouent pourtant plutôt bien des difficultés musicales de la partition.