Roselyne Bachelot, présente à la première de cette nouvelle production de Parsifal au festival de Bayreuth, avait tenu à rassurer les futurs festivaliers. Rassuré on le sera, mais seulement à la toute fin. Auparavant l’on aura craint le pire à plusieurs reprises. Classique, le premier acte ne s’autorise qu’une seule audace véritable : placer la communauté du Graal, recluse parce que chrétienne, dans un Moyen-Orient hostile. Cela apparait très vite comme un gadget en lien avec nos actualités quand bien même cela fonctionne eut égard au livret. Comme présenter Amfortas en figure christique, couronne d’épine et supplice en croix, nous semble un contresens. Comme la cérémonie du Graal, entre cannibalisme et vampirisme, qui ressemble à s’y méprendre à la proposition de Dmitri Tcherniakov à Berlin il y a deux ans. L’acte central, toujours à l’Orient, place les sortilèges terrestres dans la sensualité des femmes dont l’habit rigoureux de l’Islam ne trompe personne. Klingsor cherche en vain l’Est et la Mecque avant de revenir à ses crucifix, apostat jusqu’au bout. Le jardin des délices devient un hammam où la température monte jusqu’à ce que Parsifal ne mette la tête sous l’eau. Au dernier acte, notre Eglise s’est encore rétrécie ployant sous une végétation tropicale luxuriante. Là Kundry, vieille et tremblante, déplace Gurnemanz sur une chaine roulante. Beaucoup d’éléments agacent parce que gratuits : l’enfant abattu dans l’Eglise, les soldats américains qui patrouillent, Parsifal enrôlé avec eux. Ou encore la vidéo de la transition vers la scène du Graal, qui dans une imitation rustique d’un film de Terrence Mallick (The Tree of Life) veut faire tenir l’infiniment grand dans l’infiniment petit. Ou encore Parsifal qui revoit toute la scène de la blessure d’Amfortas, troussage de Kundry sur la table compris. Le summum est atteint quand cette dernière raconte sa malédiction… à elle-même (Parsifal est parti se changer, l’eau du bain ça mouille quand même le slip). Heureusement le final aide à oublier ces provocations et ratés. Dans une communauté désunie comme jamais – des chevaliers ont embrassé l’Islam, d’autres le Judaïsme – Parsifal revient avec la lance brisée, maintenue en croix par des drapeaux de prières tibétains. Il dépose dans le cercueil de Titurel cette relique. Tous l’imitent et se dépouillent des oripeaux de leur foi dans une cérémonie œcuménique. Le Graal véritable, c’est qu’il n’y en ait plus. Les murs de l’Eglise s’écartent, le plateau reste nu, peuplé du chœur apaisé. Uwe Eric Laufenberg pousse le geste plus loin encore : cette concorde sur scène, elle doit maintenant se faire hors du théâtre. Les lumières du Festspielhaus se rallument pendant les tous derniers accords.
On se souvient peut-être de l’interview que donna Harmut Haenchen à Clément Tallia lorsqu’il dirigea Parsifal à Bastille (production hélas détruite de Krzysztof Warlikowski). Appelé en renfort sur la Colline Verte après le départ trouble d’Andris Nelsons, l’allemand n’a d’autre choix que de jouer ce qu’il sait si bien : la structure. Et en effet, toujours les masses orchestrales seront mesurées, les enchaînements clairs et fluides. L’action coule et se déroule, turbulente dans un acte central bien plus convaincant qu’un premier trop en surface et un dernier désuni dans le final. Au-delà de la structure si chère à Boulez, dont Harmut Haenchen se réclame peu ou prou, on regrette que cette belle architecture ne soit pas habitée plus charnellement. Où sont le lyrisme, le pathos, l’urgence même qui font de Parsifal non seulement le chef d’œuvre systémique d’un compositeur au bout de son geste créatif, mais également une œuvre humaine, « parmi les hommes » ? Seules quelques scansions au troisième acte émeuvent et l’on sent alors qu’au-delà de l’intellect, toujours mobilisé dans Parsifal, c’est à l’âme que l’on s’adresse et qu’il est d’autres compréhensions de cette œuvre kaléidoscopique.
En cela, grâce soit rendue au Gurnemanz de Georg Zeppenfeld qui dépeint le serviteur, humble et encore vigoureux lorsqu’il accueille Parsifal, devenu vieux sage bienveillant au dernier acte dans cette communauté du Graal déchue, ombre d’elle-même et de ses valeurs. L’évolution du personnage est conduite avec brio, alliée à une endurance sans faille. L’opéra est aussi parfois performance, ces sons inouïs et inhumains, tenus, vécus : de ceux que le baryton-basse réserve au cours des monologues qui le consacrent ce soir-là à Bayreuth. Ryan McKinny surinvestit son Amfortas, embrassant la figure christique que le metteur en scène a souhaité. Geste et parole secondent ce en quoi la voix trouve parfois ses limites, menu problème d’endurance bénin. Andreas Schager rencontre les mêmes difficultés qu’il affrontait déjà pour son Erik hambourgeois. Elles n’ont rien à voir avec ses capacités vocales qui le placent parmi les meilleurs ténors wagnériens du moment. Mais ce volume torrentiel, encore faut-il le canaliser, ce à quoi il parvient avec bonheur à l’occasion (« Erlöser ! Rette mich » piano et poignant au deuxième acte). Toutefois, le chant est souvent plus fruste, la ligne chahutée de telle sorte que l’on peine à suivre les tirades. Pêché véniel de remplaçant de dernière minute, le jeu scénique se réduit à chanter jambes écartées, genoux et coudés repliés. L’interprète est tel – comme ses Siegfried sont attendus ! – qu’il ne faut cependant pas trop bouder le « sauveur » de la soirée. Le Klingsor de Gerd Grochowski en est le maillon faible, empêtré dans des problèmes de souffle, de diction et d’endurance. Elena Pankratova crie effectivement fort bien, pour reprendre les mots de Roselyne, et ses aigus massifs et tenus sont un des points forts de son interprétation. Mais le reste n’est pas de la même eau, entre des phrases peu ciselées qui la rendent transparente au premier acte, un médium confus, et un registre bas disjoint… Au final, le personnage manque d’appui pour s’imposer. Reste la présence scénique, remarquable, qui fascine pendant tout le troisième acte où elle erre en vieille femme tremblante cherchant toujours son salut. Bonheur enfin que chacune des interventions des chœurs préparés par Eberhard Friedrich, et délices des filles fleurs mielleuses et vénéneuses comme il faut, suffisamment badines pour faire de la scène du hammam la respiration comique et sensuelle qu’elle doit être.
L’auteur de ce compte-rendu reste encore perplexe devant cet homme au-dessus de la nef, assis sur une chaise, immobile pendant les 4 heures de la représentation. Qui est-il ou qu’est-il ? Une vanité ? Un vieillard éternel ? Un Dieu vieilli contemplant les hommes se débattre ? Le débat est ouvert en commentaire.