Il y a cinquante ans, les chanteurs d’opéra se présentaient à leur public dans des programmes de récitals qui ne se souciaient ni d’uniformité, ni de philologie, ni même de bon sens musical. Ils étaient simplement le vaisseau de leur gloire vocale ; assemblage parfois cocasse de pièces de bravoure, de rengaines mièvres et d’airs folkloriques. On chantait le désespoir puis, en un tournemain, on s’émerveillait de l’éclat d’un ruisseau moldave. Tout cela était frais et gai et personne ne s’en indignait. Les temps ont bien changé.
Pour que la sauce prenne, pour qu’on ne s’indigne pas trop de ces incongruités et de ce bref-procès fait au style, il faut évidemment que la personnalité du prestataire rayonne au-delà du raisonnable. C’est ce qu’a compris Angela Gheorghiu quand elle entre en scène au bras de son pianiste Alexandru Petrovici, dans une élégante robe mandarine flanquée de voiles de tulle – sorte de poisson rouge formidable pris dans des tourbillons de glamour – saluant ceux qui sont venus l’applaudir en laissant derrière elle un capiteux parfum de patchouli et d’or liquide.
Le programme – précisément – apparaît comme un enchaînement disparate dont on peine à saisir pleinement l’unité. Des arie antiche bien prosaïques pour une voix de cette dimension théâtrale, des comptines minaudantes, quelques mélodies françaises, le tout entrecoupé de saluts et de révérences à la salle qui applaudit entre chaque pièce, cela n’emballe guère. Une magnifique Nuit d’étoiles de Debussy trouve la soprano enfin au sommet de son inspiration, Tristesse de Chopin est admirablement phrasé et Rachmaninov conclut la première partie avec un panache qui s’est un peu fait attendre.
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Les mélodies délicates de Bellini et de Donizetti sont d’agréable compagnie, mais quel terne nourriture pour une voix qui n’aspire qu’à l’exaltation. Tosca ne s’accommode pas de bluettes. Il lui faut du sang et des tripes. Et il les lui faut en technicolor. Comme on n’imaginerait pas Bette Davis incarner le rôle d’une délicate paysanne, Angela Gheorghiu n’est pas faite pour les scènes bucoliques. Ce ne sont ni ses sourires, ni ses gestes de grande pénétration qui parviennent à convaincre du contraire. Certaines pages, heureusement, viennent bousculer l’histrionne, comme cette Nebbie de Respighi, d’une bouleversante intensité. Mais l’ennui revient et avec lui la certitude qu’Angela Gheorghiu s’ébat dans des eaux inhospitalières. Le récital s’achève, d’ailleurs, gentiment.
L’intégrité de l’instrument et l’art consommé de la vocalité ne sont pas en cause. Ni même l’aura parfaitement divesque d’Angela Gheorghiu, qui est un spectacle à elle seule. La salle se lève pour recevoir le traditionnel Babbino caro et un Je te veux joyeusement libidineux, les fleurs pleuvent des balcons, les bravi tonitruent ; on trouve même un ancien ministre, l’œil humide, tout terrassé d’émotion. Les nombreux bouquets et la chaleur incontestable des applaudissements témoignent de la vive admiration du public parisien pour cette artiste spectaculaire, qu’on nous permettra de préférer dans la tragédie plutôt que dans son vaporeux boudoir.