Voilà plus de vingt ans que Paris n’avait pas applaudi Cecilia Bartoli dans un opéra (la dernière fois, c’était Le Nozze di Figaro à La Bastille ; elle interprétait le rôle de Cherubino). La joie des retrouvailles est à la mesure de l’attente. Dès son duo avec Emilia, le premier numéro de sa partition qui d’habitude laisse le public de marbre, les applaudissements crépitent. Un bravo tonitruant accueille l’air du saule, au mépris de la continuité dramatique de ce troisième acte d’Otello, si moderne par son écriture*. Lors des saluts, un bouquet de fleurs lancé du premier balcon d’une main trop faible atterrit dans la fosse. Le succès est au rendez-vous. Il est justifié, ne serait-ce que par la fougue avec laquelle la cantatrice romaine empoigne sa Desdemona, comme si elle voulait tordre le cou à ceux qui expliquent la rareté de ses apparitions scéniques par un défaut de tempérament dramatique. Cecilia Bartoli n’est pas seulement une bête de récital, qu’on se le dise, elle est aussi une chanteuse d’opéra. Au point même que la voix a parfois du mal à répondre à cet excès d’engagement. Le son s’amincit dangereusement, le grave suffoque mais l’aigu ne baisse jamais la garde et le fil ne rompt pas. Le deuxième acte se conclut par un tourbillon étourdissant de notes mais c’est dans les passages les moins agités que le chant impressionne le plus. L’air du saule bien sûr, cette douloureuse prière que Cecilia Bartoli semble vivre intimement représente une expérience lyrique à marquer d’une pierre blanche.
De là à oublier qu’Otello est un opéra de ténors avec pas moins de six rôles réservés à ce type de voix, il n’y a qu’un pas qu’Edgardo Rocha nous empêche de franchir. Révélation de la soirée, ce jeune chanteur originaire d’Uruguay réussit à venir à bout de toutes les épreuves auxquelles Rossini soumet Rodrigo, l’air du 2e acte éblouissant de virtuosité n’étant pas la moindre. Qui plus est, le timbre est séduisant, la projection supérieure et la présence animale. L’Otello de John Osborn n’en parait que plus pâle, malgré une indéniable vaillance et quelques variations couronnées d’aigus audacieux. C’est qu’il faut, pour rendre justice au maure rossinien, un vrai baritenore avec tout ce que cela suppose de bronze, de puissance et de force d’expression. Tout comme Iago voudrait une voix plus sombre que celle de Barry Banks, si rompu soit-il aux coloratures héroïques. Le reste de la distribution est de haut niveau avec notamment l’Elmiro orgueilleux du seul baryton de l’histoire, Peter Kálmán.
Comme prévu, Jean-Christophe Spinosi dirige la partition d’une main nerveuse. Les brusques changements de tempo peuvent déconcerter les tenants d’un certain classicisme. Cette interprétation cyclothymique a le mérite de ne jamais laisser fléchir la tension (et l’attention). Des dérapages fréquents viennent rappeler que la virtuosité de l’écriture rossinienne est tout autant instrumentale que vocale. Là est sans doute l’explication des quelques sifflets qui sanctionnent le chef d’orchestre au tomber de rideau.
On n’explique pas en revanche la volée de bois vert administrée à Moshe Leiser et Patrice Caurier. Déjà applaudie à Zurich, puis à Anvers, leur mise en scène, transposée dans l’Italie des années 60, ne souffre d’aucune incohérence. L’attention portée à la direction d’acteurs semble même supérieure aux représentations flamandes il y a deux mois. Le choix du racisme comme clé de lecture aurait-il irrité un public encore mal remis des résultats des dernières élections municipales ? Rossini, compositeur engagé : voilà qui ne colle pas avec l’image d’amuseur public que le succès du Barbier de Seville a imposé durablement. Cet Otello, trop rarement représenté, à Paris comme ailleurs, a aussi le mérite de remettre les pendules à l’heure.
* Voir Cinq Clés pour Otello