Le festival d’été de Munich vous promet les meilleures productions maison concentrées sur un mois, avec les meilleurs artistes au monde. Hélas, même ce grand festival n’est pas à l’abri d’annulations, et quand c’est Jonas Kaufmann qui annule Otello, le drame précède le lever de rideau. Non seulement il faut faire face à la déception d’une grande partie du public venue pour le divo, mais il faut surtout dénicher une doublure. Or Otello n’est pas de ces rôles où il est aisé de trouver un jeune talent inconnu attendant sa chance. Il faut donc se tourner vers les titulaires actuels ou vers ceux qui le furent et sont prêts à de nouveau tout donner dans ce rôle écrasant pour sauver la soirée. Soyons reconnaissant à Zoran Todorovich d’avoir relevé le défi avec tant de vaillance. Malheureusement, les deux premiers actes sont un naufrage alignant timbre blanchâtre, émission débraillée et nasillarde, problèmes de justesse et d’attaque aussi voyants que son vibrato, notes étranglées et une absence totale de sensualité. Le ténor ne recule certes jamais et se lance sur tout l’ambitus avec témérité. Heureusement les deux derniers actes le voient moins dépassé : il incarne avec plus de naturel l’accusateur affaibli par le venin de la jalousie et l’amant désemparé, qui ne se reconnaît plus dans sa rage. Le monologue qui suit la confrontation avec Desdemona et sa mort seront ses meilleurs moments. A ses côtés, Anja Harteros est une héroïne forte qui tient tête à son mari. Son vibrato assez large à son entrée se concentre très rapidement pour animer son personnage avec la fébrilité qui lui est propre. Desdemona est d’abord agitée silencieusement par la peur de voir le navire d’Otello sombrer, puis vocalement par le désir et l’amour qu’elle éprouve pour lui, avant de craindre d’avoir offensé son mari pour enfin être terrorisée mais pas paralysée par son attitude. Elle nous offre une lente montée en intensité tout au long de la soirée qui culmine en angoisse explosive au III (ce « lagrime » saignant, cet « horrendo » expressionniste) avant d’être une peur fantastique au IV. Elle est sans pareille dans cet acte : la chanson du saule (ces « salice » murmurés comme d’inconscients appels au secours), les adieux éteints puis bouleversés à Emilia (la fulgurance de cette alternance, renforcée par le surgissement net de la note), la prière angoissée, prostrée près de la cheminée (la dernière note parfaitement atteinte et tenue mais faussement abîmée par le désespoir) et enfin son agonie combattive puis magnanime, tout est exemplaire. Son effroi n’est jamais stéréotypé et la styliste verdienne est au sommet de son art. Pour semer la zizanie dans le couple, le Jago de Gerald Finley nous convainc beaucoup moins. Nous ne remettons pas en cause l’excellence du chanteur (épatant dans le rêve de Cassio), pas plus que son talent d’acteur qui le voit arpenter la scène avec une facilité confondante, lancer son texte avec la même attention à chaque mot que si c’était du Shakespeare. A part une sortie un peu ratée (mais n’est-ce pas la faute de Verdi ?), et des difficultés à se faire entendre dans les tonitruants ensembles, on lui reproche surtout sa conception du traître, bien trop élégant. Plus séduisant qu’Otello ce soir en tout cas. C’est un vilain très humain, aiguillonné voire battu mais jamais enthousiasmé par le Diable. Son « Credo » n’est pas terrifiant, on aurait aimé plus de rocaille, de cataclysmes, de dégoût, or on se surprend à éprouver de la sympathie pour le manipulateur. Les seconds rôles sont, comme souvent à Munich, très bien tenus. Mentions spéciales pour l’Emilia très violente de Rachael Wilson, le Cassio balourd mais sexy d’Evan LeRoy Johnson et le Roderigo bouffe de Galeano Salas.
Le tout est fouetté de main de maitre par Kirill Petrenko qui galvanise toujours autant l’orchestre du Staatsoper. Dès cette tempête, très âpre, les instrumentistes sont comme des fauves qui se jettent sur le public avant que le dompteur ne vienne les arrêter d’un geste sec. L’ensemble est surpuissant mais jamais baveux, canalisé et pressurisé pour en maximiser l’impact. Lorsque les formidables chœurs locaux s’y mêlent, c’est l’apocalypse joyeuse. Le miracle dans la fosse se constate aussi dans la tension qu’ils insufflent à l’orchestration fine et suspendue qui irrigue le dernier acte.
Légère déception enfin quant à la mise-en-scène d’Amélie Niermeyer qui fut vantée dans nos colonnes. Nous sommes habitués à ne plus voir d’Otello maures : ce que l’on perd en dénonciation du racisme, on le gagne en focalisation sur le mécanisme destructeur de la jalousie. Ici tout se déroule dans un intérieur bourgeois nordique très sobre, dont le dédoublement est difficilement lisible mais permet à Desdemona d’être toujours en scène (pour venir jeter au feu le mouchoir à l’acte III par exemple) et offre quelques belles images (Desdemona jouant avec le feu pendant « Fuoco di gioia » ; les projections qui font tourbillonner le décor autour des personnages qui perdent pied ; les deux époux pétrifiés sur le flanc devant leur lit respectif à l’ouverture du dernier acte). Beaucoup d’autres éléments nous ont paru moins limpides (Jago se travestissant en joueuse de mandoline au II ou Otello expirant sur un lit vide loin de Desdemona) et ce décor est assez contre-intuitif dans toute la première partie (que fait une telle foule à l’intérieur ?). Contrairement au Bal masqué sur cette même scène, vouloir faire de cet Otello un drame bourgeois nous apparaît donc une fausse bonne idée, assez vite contredite par la partition dans les deux premiers actes. Reste une direction d’acteurs naturaliste très léchée dont on sent qu’elle porte chaque protagoniste à ne jamais se contenter d’expédients.