Vérifiée création après création, le cinéma et l’opéra contemporain entretiennent une relation privilégiée qui n’est pas sans poser problème. Aussi, cet Orphée de Philippe Glass, né en 1993 mais dont c’est la première en Espagne (la France tarde encore), n’échappe pas à la règle. D’autant que le compositeur américain n’a pas choisi n’importe quelle source cinématographique. Le surréalisme de Jean Cocteau d’un film de 1950 où Orphée traverse moins le Styx que les miroirs et où la mort n’a rien d’implacable mais s’avère un fonctionnaire de l’au-delà qui oublie quelque peu son rôle. Cocteau oblige, le personnage de Cégeste s’immisce en même temps que la Princesse (la Mort) dans la relation bourgeoise d’Orphée et Euridice. Cégeste c’est le jeune poète, Eros et Thanatos d’Orphée et bientôt sa Muse téléphonique cependant que le désir de mort du poète est bien plus charnel qu’une pulsion mortifère. Là où le film, à force de trucages, donnait à sentir le mythe et s’appuyait sur les codes du rêve pour amener au lieto fine, une scène d’opéra s’avère condamnée au réel, au concret.
© Pablo Lorente
Cet obstacle majeur, Rafael Villalobos et son équipe technique le lève avec un choix judicieux à plusieurs égards. La scène est dépouillée, habillée seulement d’un éclairage qui souligne les ambiances et donne l’idée des topos de l’action (la maison d’Orphée, la voiture d’Heurtebise, la chambre de la Princesse ou l’autre monde et son tribunal). Une structure en métal supporte quelques écrans qui diffusent tour à tour du crachin de pixels ou des images des années 1980 et 1990, ancrant le récit dans l’Amérique de Glass plutôt que dans la France de Cocteau. Cet assemblage de métal et de lumière bascule de haut en bas et pivote pour devenir un élément scénique où Heurtebise mimera la conduite d’une barque sur les eaux des Enfers, où les personnages se trouveront comme enfermés, en même temps que leurs contradictions les contraignent à l’inaction. Ce dépouillement conduit le metteur en scène andalou à abandonner un de ses travers principaux : vouloir trop en dire, vouloir trop en faire. Aucune référence ici, il suit le récit de Cocteau et les crescendo de la musique de Glass pour régler une direction d’acteurs fine et intense. Ce faisant il actualise, sans l’imposer, la figure du poète dessinée par Cocteau. S’il était ambigu mais encore apollinien dans les années 1950, le voici à présent croqué en magnat imbu et inconséquent. S’il défend son art et se soucie de sa postérité c’est par hybris, certainement pas par amour (l’art n’était qu’une arme pour l’Orphée antique dans sa quête de l’être aimé) ou même pour l’art lui-même, renvoyé à une commodité, à une radio qui débite des phrases sans queue ni tête. Cette conscience de la vacuité et de la vanité de l’artiste contemporain peut servir de leçon à bien des créateurs actuels.
En fosse, l’orchestre du Teatro Real investit la musique de Phillip Glass avec l’intensité requise dans chaque scène. Jordi Francés règle la palette de nuances avec délicatesse, accentuant et accélérant ce discours complexe de cellules musicales à l’envi, tout en se donnant le temps de soigner la joliesse voulue par la compositeur, notamment dans ses hommages à Gluck. Il ne parvient qu’à moitié à installer son plateau vocal dans un confort total, dans une salle peu adaptée, où le son sature vite et où les effets de réverbération complexifient beaucoup l’intelligibilité.
Pour autant, il est clair que le plateau aurait dû bénéficier d’un accompagnement linguistique plus poussé. Le français des chanteurs est inversement proportionnel à leur engagement scénique. A commencer par le Cégeste de Pablo García-López, élément perturbateur de la première scène rapidement sacrifié et transformé en poste radio ceint des lauriers de la gloire. Le ténor espagnol coule avec aisance dans un timbre de velours les accents de roquet du jeune premier et les litanies obscures de l’objet. Heurtebise forme un autre emploi de ténor, bien plus pathétique et servi avec une grande justesse et beaucoup d’humanité par Mikeldi Atxalandabaso. Orphée enfin trouve en Edward Nelson le feu et la folie nécessaires pour incarner tant la vocalité souhaitée par Glass que la proposition de Villalobos. Chez ces dames, Sylvia Schwartz parvient à faire exister une Euridice réduite aux utilités domestiques par le livret, même si le rôle enchaine quelques passages extrêmement tendus. Il en va de même pour Maria Rey-Joly qui ne fait qu’une bouchée des écarts et exigences du rôle pour incarner une Princesse à la fois effrayante et désirable.