Les metteurs en scène ont parfois de drôles d’idées. Dans cette nouvelle production d’Orphée aux Enfers à l’Opéra national de Lorraine, Ted Huffman s’est inspiré de la Vénus de Willendorf pour représenter des dieux de l’Olympe. Des coussins gonflés de billes hypertrophient les cuisses, les fesses, le ventre, les seins des interprètes. Ces costumes de bonhomme Michelin, d’une laideur boursouflée et dorée, pèsent de tout leur poids sur le spectacle. Leur principal défaut n’est pas d’alourdir le propos en entravant le mouvement scénique. Les dieux d’Offenbach nous amusent parce qu’ils sont humains. Les rendre monstrueux, c’est frôler le contresens.
L’action se déroule dans un hôtel art nouveau – Nancy oblige. Un ascenseur aide à passer de la terre aux cieux puis aux enfers, sans que l’on ait l’impression de changer d’étage. D’un tableau à l’autre, un même décor imposant figure le séjour des hommes et celui des dieux. Seul l’aménagement diffère, d’abord fauteuils, puis table de banquet et enfin bar.
Si les divinités de l’Olympe sont des bibendums, les créatures des Enfers sont des bêtes sauvages. Loups, batraciens, oiseaux et crustacés peuplent les sombres bords du fleuve Léthé. Là au contraire, les costumes ravissent l’œil mais ne favorisent pas davantage les déplacements. Pire, ils autorisent les jappements et autres cris d’animaux qui parasitent la musique. Le galop infernal ne sera pas dansé : il est moins aisé de lever la patte que la jambe. Privé de cancan, Pluton a les ailes d’une chauve-souris et John Styx les pics d’un hérisson rendu manchot par une chute durant les répétitions.
© Opéra national de Lorraine
Ce faux pas malencontreux semble avoir incité à la sagesse Flannan Obé, l’interprète du « domestyx ». A moins que le costume, encombrant, n’ait bridé son habituelle fantaisie. Tel est moins le cas des dieux qui, malgré leurs rondes difformités, réussissent vocalement à caractériser leur rôle le temps de leur trop bref numéro. Distribuer Marie Kalinine en Vénus, Anaïs Constans en Diane, Marc Mauillon en Mercure, Jennifer Courcier en Cupidon, c’est ériger au sommet de l’Olympe un temple en l’honneur du jeune chant français avec tout ce que cela signifie de fraicheur, de clarté et d’articulation.
Franck Leguérinel se délecte des mots autant que des notes de Jupiter, un peu moins des bourdonnements du duo de la mouche. Ses « zzz » sont d’abord des « zi ». Mais le maître des dieux reste le pilier comique de la pièce. Depuis Aix-en-Provence en 2009, Pluton n’a plus de secrets pour Matthias Vidal. Ses qualités de diction et de projection, son aisance dans l’aigu justifient l’insertion de l’air en prose au deuxième acte, mis en musique en 1874 sur un texte de Jules Janin. Offenbach l’avait ajouté après les premières représentations de 1858 pour moquer le critique de s’être indigné dans Le journal des débats qu’on osât ridiculiser l’Antiquité.
Sur terre, Sebastien Droy est un Orphée idéal de justesse, de style et de diction. En opinion publique technicienne de surface, Doris Lamprecht déménage. A côté de ces chanteurs forts en gueule, la frêle Eurydice d’Alexandra Hewson fait pâle figure, moins intelligible et sonore que ses partenaires mais le suraigu est prodigue et la taille de guêpe.
Entre les deux versions possibles de la partition – l’originale de 1858 et la révision féerique de 1874 –, Laurent Campellone a opéré un savant dosage qui offre aux chœurs l’occasion de plusieurs numéros, le grand finale du premier acte notamment (« Anathème ») amputé cependant de la valse des petits violonistes. Quelques décalages subsistent en ce soir de première mais le chef d’orchestre sait user des contrastes rythmiques pour impulser à la partition un entrain jubilatoire. Si l’on veut échapper au triste spectacle sur scène des divinités obèses, il faut le regarder dans la fosse se démener, penché une fois à droite pour souligner un trait, une fois à gauche pour indiquer un détail. S’agitant en mesure, se déhanchant quand le rythme claudique, twistant le torse si le tempo balance, embrassant l’air de ses deux bras comme pour soulever l’orchestre, il ne dirige pas : il danse.