« Le charme, au sens profond du terme, provient de l’immobilité toute insulaire de la globalité de l’œuvre et du mouvement de ses lieux pour peu qu’ils soient peints autour des personnages ». Cette formule résume en partie la production d’Orlando furioso conçue par Christian Schiaretti. On y détecte d’emblée l’un de ses problèmes : son caractère terriblement statique, choix certes assumé au nom d’une certaine conception du récit de chevalerie (le programme invoque la « construction par apposition du récit médiéval », qui débouche sur « un théâtre sans perspective, à plat » où « le protagoniste bouge moins que le décor ». C’est oublier que cet opéra du XVIIIe siècle, inspiré d’un poème du XVIe, met à sa sauce « l’héritage médiéval et sa naïveté savante ». Au TCE en 2011, Pierre Audi, avec sa Venise fantasmatique et perverse, semblait plus proche de Vivaldi. Du reste, l’Orlando de Tourcoing pêche aussi par un mélange hétéroclite d’esthétiques diverses : comment faut-il comprendre que la scénographie a été élaborée « sur la base de décors du TNP et de la création Thibaut Welchlin » ? Les petites paysages, peints dans un style réaliste mais coupés en deux, qui glissent au sol ou descendent des cintres ont bien été conçus par Assunta Genovesio, mais les costumes vaguement moyenâgeux, pour lesquels la formule ci-dessus est également employée, semblent un peu avoir été puisés dans les réserves de Villeurbanne. Pourquoi, sur sept personnages, quatre ont-ils le visage fardé de blanc, alors que trois ont un maquillage plus naturel ? A-t-on seulement cherché à diriger le jeu des chanteurs, qui interprètent la plupart de leurs arias plantés devant une toile peinte ? Les artistes paraissent trop souvent livrés à eux-mêmes, et l’absence d’action scénique cohérente, loin de distiller un quelconque charme, suscite surtout indifférence et ennui.
Peut-être faudrait-il aussi s’interroger sur le choix de l’opéra de Vivaldi le plus connu, depuis l’enregistrement d’une pseudo-intégrale en 1977, jusqu’au DVD paru en 2012. Difficile d’éviter les comparaisons, alors qu’il y a bien d’autres titres qui mériteraient autant d’être remontés. C’est ce que prouve l’Arsilda montée à Bratislava et bientôt visible en France, notamment à Lille, et le rapprochement risque d’être cruel. Et même si cet Orlando monte à Paris en version de concert (le 19 avril au TCE), il n’est pas sûr que le charme opèrera davantage sur les seules oreilles.
En effet, si elle nous épargne le côté brouillon de certaines interprétations précipitées, la direction de Jean-Claude Malgoire se distingue par une tiédeur fatale. Il ne se passe vraiment pas grand-chose dans la fosse, malgré l’intervention virtuose d’Alexis Kossenko pour un solo de flûte accompagnant l’un des airs, et l’on doit déplorer une fois encore la justesse trop aléatoire des cordes. La partition a subi quelques coupes ici et là, et le chœur célébrant les noces d’Angélique et de Médor est utilisé en guise d’ouverture, la sinfonia manquant dans la partition conservée.
Difficile aussi, pour les chanteurs, de lutter contre le souvenir des très grandes voix qui se sont illustrées dans Orlando furioso. Comment incarner le rôle-titre après Marilyn Horne ou Marie-Nicole Lemieux ? Amaya Dominguez est une mezzo non dépourvue de qualités, dramatiques ou vocales, et elle se lâche dans les scènes de folie, mais on est loin du format hors-norme auquel nous avons été habitués. Clémence Tilquin est assez impressionnante, très à l’aise dans le grave, avec un timbre riche et une vraie présence en scène. Dommage que le spectacle bascule parfois, avec Alcina, dans ce « second degré de cancre » que Christian Schiaretti déclare vouloir éviter : il doit y avoir mieux à faire de la magicienne que les grimaces et ricanements qu’on lui impose ici. Samantha Louis-Jean est une Angélique tout à fait correcte, malgré un certain manque de volume sonore, parfois.
Avec les messieurs, on déchante un peu. Trois contre-ténors, c’est beaucoup, c’est même davantage que le nombre de castrats ayant participé à la création. Confier Bradamante à un homme est un choix difficilement défendable : ce rôle de femme déguisée en homme a été écrit pour une voix féminine, et ce n’était peut-être pas un cadeau à faire Yann Rolland, dont les vocalises manquent de soutien et dont la tessiture parait bien courte (sans parler du maquillage japonisant qui tend vers Trois sœurs de Peter Eötvös mais avec une perruque qui évoque plutôt la Katia du Père Noël est une ordure). Jean-Michel Fumas ne rencontre pas les mêmes difficultés, mais mieux vaut oublier ce que Philippe Jaroussky faisait du personnage de Ruggiero. Victor Jiménez Díaz tire de fort beaux effets de l’alternance entre voix de baryton et voix de contre-ténor, mais semble encore un peu vert à d’autres moments. Nicolas Rivenq, à l’inverse, n’a plus la souplesse d’antan, même si le baryton conserve de belles couleurs.