Daniel Barenboim avait créé la surprise il y deux ans en choisissant d’inaugurer les Festtage avec Orfeo ed Euridice. Non seulement il jetait son dévolu sur la version originale de 1762 et non, comme nous aurions pu nous y attendre, sur la révision de Berlioz, pratiquant une incursion inhabituelle dans le répertoire antérieur à Mozart, mais il allait jusqu’à confier le rôle-titre à un contre-ténor quand nous l’imaginions faire appel à un mezzo-soprano. Même si le célèbre architecte n’en était pas à son coup d’essai en la matière, Frank Gehry contribuait aussi à faire de cette production un événement en signant les décors. Aujourd’hui que l’effervescence est bien retombée, c’est avant tout la performance de Bejun Mehta qui justifie la reprise de cette production et le déplacement à Berlin.
Foncièrement, sinon exclusivement noire, la proposition de Jürgen Flimm exacerbe la violence de l’opéra et tend à escamoter ses pages plus légères et oniriques. Sa vision se nourrit du substrat mythologique tout en prenant d’importantes libertés, oscillant entre références antiques et chrétiennes, entre réalisme trivial et imagerie stylisée, sinon abstraite. En poignardant Orphée, rivé à un lit de torture comme Didymus dans la légendaire Theodora de Peter Sellars, les Furies et les Spectres évoquent bien sûr le geste des Ménades déchirant le fils de Calliope. Cependant, ils portent aussi les capirotes des flagellants et pénitents espagnols tandis que leur victime se retrouve coiffée d’une couronne d’épines – les chrétiens grecs des premiers siècles voyaient déjà dans le martyre de Thrace une préfiguration du Christ. Si, contrairement à la fable de Striggio, la tragédie de Calzabigi nous plonge in medias res en éludant les noces et l’éphémère bonheur d’Orphée et Eurydice, Jürgen Flimm y fait néanmoins allusion pour mieux souligner la solitude du citharède. Ainsi, dans l’épisode élyséen (« Che puro ciel !»), il contemple avec envie les gais lurons éméchés qui semblent s’être échappés d’une fête de mariage puis, dans le finale, il se fige, hagard, au centre du plateau envahi par des couples valsant avec allégresse. Unique touche de gaîté dans cet univers enténébré, un amoncellement de panneaux, cubiste et coloré, au désordre savamment agencé et symétrique, figure les Champs-Elysées et constitue aussi la seule réalisation mémorable de Frank Gehry, que l’ouvrage de Gluck n’a guère inspiré.
Orfeo ed Euridice © Matthias Baus
Située dans une étroite chambre d’hôtel, la confrontation des amants, au III, vire au huis clos étouffant mais aussi, hélas, à la banale scène de ménage : les oreillers volent, Eurydice sort pour fumer une cigarette et calmer ses nerfs alors qu’Orphée prend une bière dans le minibar. Si Flimm embourgeoise le drame pour que le spectateur puisse s’identifier à ses protagonistes, il ne devrait pas dans le même temps nous rappeler qu’ils sont le jouet des dieux – un pluriel de rigueur, puisque Amour, omniprésent voyeur, se trouve constamment flanqué d’un comparse fort heureusement réduit au silence, ce Jupiter dont le nom, découvert dans le programme de salle, nous avait d’abord fait sursauter. Le travail de l’intendant du Staatsoper nous intéresse davantage lorsqu’il instille le doute sur la nature, réelle ou fantasmatique, des événements auxquels nous assistons. Il y a d’abord ce tableau déroutant où Eurydice dénoue les liens d’Orphée, qui a perdu connaissance après avoir été torturé, puis disparaît aussitôt. Il y a surtout cette image saisissante, forte, éminemment poétique et perturbante, sur laquelle se referme l’histoire et qui achève d’en subvertir l’improbable lieto fine : Orphée, penché sur la fosse entrevue au I, disperse une poignée de cendres de sa bien-aimée alors qu’en fond de scène, Eurydice, précisément, recule lentement et s’en éloigne inéluctablement, suggérant que leurs retrouvailles n’étaient que le fruit de l’imagination du poète ou une ultime chimère inventée par l’Olympe pour le tourmenter.
« Mehta dans le rôle de sa vie » écrivions-nous en 2012 après l’avoir applaudi dans l’Orlando mis en scène à la Monnaie par Pierre Audi. En vérité, la formule pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’Orfeo de Gluck, qui lui colle à la peau. En 2014, Arthaus publiait pour le tricentenaire du compositeur une version cinématographique d’Orfeo ed Euridice, emmenée par Václav Luks et filmée dans le somptueux théâtre du château de Český Krumlov, dont le chanteur américain était à la fois l’interprète principal et le conseiller artistique. La même année, il se frottait à nouveau au rôle sous la direction de Marc Minkowski. En 2016, Daniel Barenboim laissera entendre que l’expérience de Bejun Mehta constituait un atout inestimable et elle a sans nul doute contribué à façonner le spectacle berlinois. Des premiers cris de douleur du héros, superbement projetés, à sa fameuse plainte, ambiguë et nimbée de tendresse (« Che faro senza Euridice »), cet Orphée vit mille vies et mille morts, créature ardente et inquiète, extraordinairement sensitive, dont le chant, ductile et pénétrant, nous enjôle pour l’instant d’après nous prendre à la gorge. Mehta doit suivre la méthode de l’Actor’s Studio et chercher en lui-même la vérité du personnage pour ainsi réussir à s’approprier chaque mot, comme sur son dernier disque, et à renouveler ses intonations chaque fois qu’il prononce le nom d’Eurydice. D’une fascinante richesse, sa composition étreint, questionne, bouscule et ne laissera personne indemne.
Incarnée en 2016 par Anna Prohaska, la dryade hérite cette fois de l’organe coruscant et d’une tout autre ampleur d’Elsa Dreisig, ivre de désir mais dont la détermination farouche ne laisse aucune place à la fragilité. S’il optait pour un alto masculin dans le rôle-titre, Daniel Barenboim n’avait pas poussé le vice jusqu’à distribuer l’Amour à un garçon, à l’instar de certains baroqueux. A l’organe piquant de Nadine Sierra succède aujourd’hui le velours mordoré de Narine Yeghiyan, divinité péremptoire dont les arrêts s’imposent sans peine au plus vulnérable des héros. Si Daniel Barenboim, à en croire certains commentateurs, bandait vigoureusement l’arc tragique et accusait les reliefs de la partition, la lecture de son premier assistant, Domingo Hindoyan, étonne, en revanche, par sa retenue, la modération des tempi comme des accents et des contrastes. Par contre, il déploie un sens très organique de la respiration et une qualité d’écoute exceptionnelle qui lui permet d’épouser l’incessante fluctuation des émotions qui traversent Orphée. Par ailleurs, la transparence et la finesse des textures flatte l’oreille et le lyrisme délicat du fringant musicien issu d’El Sistema fait merveille en particulier dans le ballet des Ombres heureuses emprunté à la mouture parisienne d’Orfeo ed Euridice. Les forces vives et très soudées du Staatsopernchor, où brillent néanmoins quelques belles individualités, rivalisent d’expressivité avec Mehta dans la déploration initiale, mais au royaume d’Hadès, elles manquent un peu de nerf et d’impact pour exprimer pleinement l’hostilité des Furies et des Spectres.