Quoi de mieux que quelques verres de vin pour assurer un Gùter Rùtsch (une bonne glissade, en bon alsacien) vers 2020, quand bien même il ne s’agirait que d’évoquer les libations dans des airs célèbres ? Conçu pour être donné deux fois de suite, le soir de la Saint-Sylvestre et le premier de l’an, il semblerait que le contenu du Concert du Nouvel An ait fait l’objet de moult réflexions avant que ne soit concocté ce cocktail tonique et de circonstance servi dans un Palais de la Musique et des Congrès plein, comme il se doit. Qu’on en juge : entre la manzanilla bue par Carmen, le toast rendu par Escamillo, les nuits d’ivresse des étrangers ravis de la Vie parisienne, la nuit d’amour qui sourit à nos ivresses de la Barcarolle et autre hymne à Bacchus du chœur infernal d’Orphée aux Enfers, le breuvage était au cœur des festivités strasbourgeoises, entre deux mots d’amour, sincères ou feints, accompagnés de quelques chevauchées légères, en l’occurrence la Leichte Kavallerie de von Suppé (tout un programme que le choix de ce compositeur, à l’heure du réveillon…), la séguedille de Carmen ou encore le galop infernal d’Offenbach et pour saupoudrer le tout, quelques paillettes (des jeux d’éclairage entre les boules à facettes de discothèque et les chandeliers viennois) pour mieux illuminer le « Scintille diamant »…
On était loin d’enfiler des perles, on l’aura compris, et le concert, mené au grand galop en deux heures de temps, s’est avéré cousu de fil doré, festif et jouissif. Le public strasbourgeois s’y est pressé, ne serait-ce que pour célébrer la nouvelle année en compagnie de son cher Philharmonique et de son bouillant chef, tout comme des excellents chœurs de l’Opéra national du Rhin et bien sûr de Ludovic Tézier, l’enfant du pays (bon d’accord, il est Marseillais, mais tout le monde sait que l’hymne du même nom a été composé en Alsace et d’ailleurs, le baryton habite dans la patrie notamment des Bugatti, autres Alsaciens d’adoption). Accompagné de son épouse, le chanteur était manifestement chez lui et apparemment très heureux de passer les fêtes « à la maison ». Il est fort à parier qu’il a eu largement son mot à dire dans le choix de la programmation. Sauf qu’il ne nous a pas forcément servi le plat que nous attendions. Il est l’un des meilleurs barytons Verdi au monde et tout amateur lyrique alsacien se souvient avec émotion de la mort de Posa dans Don Carlos, sur les planches de l’Opéra de Strasbourg en 2006 ; pas une seule note de Verdi, en revanche, aujourd’hui, pas même le Brindisi de la Traviata… Mais à la place, les émois amoureux distillés par Lorenzo da Ponte pour les Nozze di Figaro. Est-ce en souvenir du passage-éclair du jeune Mozart à Strasbourg en 1778 ? Toujours est-il que Ludovic Tézier est un comte d’une noblesse exquise et d’un raffinement qui confine au sublime, à la longueur de souffle légendaire. Y avait-il une volonté de rendre hommage à Nietzsche, qui hésitait entre Wagner et Bizet, dans les airs qui suivent ou faut-il y voir une référence à la position géographique de la capitale alsacienne, entre France et Allemagne ? Peu importe, car c’est le plaisir d’entendre l’air du Toréador qui enflamme avant tout le public. Alors qu’on espérait un « O du mein holder Abendstern » de Tannhäuser qui lui va si bien au timbre, ce sont au contraire les adieux de Wotan auxquels se risque le baryton. Les noirceurs de métal sont bien là, mais le choix a de quoi intriguer dans le contexte festif du jour, d’autant que l’air, de 16 minutes, est le plus long du programme, le temps de bien instiller profondément l’émotion (ah, l’ineffable « Gott sich dir ab » !). À quand une Walküre sur scène ?
Cassandre Berthon, en épouse fidèle et partenaire idéale, se met au service de la voix d’exception de son mari. Elle tire néanmoins son épingle du jeu et leurs duos amoureux sonnent juste. Dommage que la projection de la soprano n’égale pas celle de son illustre compagnon. Cela dit, la jeune femme est tout à fait délicieuse en Susanna, piquante en Carmen, provocante en Adèle et pimpante en Hanna. Le duo esquisse des pas de danse, s’enlace, s’embrasse et le public fond totalement devant ce couple si bien assorti.
À leur habitude, les chœurs de l’Opéra national du Rhin sont formidables, magistralement dirigés par Alessandro Zuppardo, mais on peut regretter la configuration de la salle qui ne leur est pas favorable. Il faut véritablement tendre l’oreille pour saisir distinctement les mots prononcés (heureusement connus) ; d’ailleurs, cette remarque est valable également pour les solistes, ce qui est d’autant plus surprenant qu’on connaît l’excellence de la prononciation de Ludovic Tézier. Par moments, on frise la bouillie sonore, en particulier dans le Toast pour le Nouvel An de Pacini. Mettons cela sur le compte de la nuit précédente, particulièrement agitée en ville, où des pétards, voire des mortiers sautaient à proximité des passants qui n’avaient pourtant rien demandé et se sont retrouvés passablement sourds… Qu’importe, le duo de la Barcarole s’en est du coup transformé en coulées étincelantes du plus bel effet. La version pour chœurs est rarement donnée ; dommage, car la démultiplication des voix (encore une séquelle de l’ébriété ?) est d’une grande beauté. Les musiciens du Philharmonique de Strasbourg, très en forme, étaient comme d’habitude dirigés d’une poigne de fer par l’énergique Marko Letonja, à l’aise dans tous les registres, en parfait maître de cérémonie. Entre répertoire allemand et français, opéra et opérette, sans oublier le clin d’œil local à Waldteufel, natif de Strasbourg et auteur de la célèbre valse Amour et printemps, tout réussit au chef slovène qui parvient à insuffler une énergie et une fougue irrésistible à son orchestre.
En sortant, l’épaisse purée de pois et le pic de pollution dû aux feux d’artifices de la veille ne parviennent pas à gâcher la fête (on se dit juste que Cassandre Berthon aurait pu nous chanter un « Je suis un peu grise, mais chut ! »). Les trams en grève et la longue attente annoncée ne nous perturbent pas davantage. On pense aux Parisiens qui ont la RATP (rentre avec tes pieds) et on fait comme eux, toutes proportions gardées. La ville se traverse plus rapidement, surtout quand on se bisse dans sa tête les airs festifs qu’on vient d’entendre…