Dès Rheingold, en 2007, nous pressentions que ce Ring de l’Opéra national du Rhin serait majeur. Cette impression ne cessa de croître au fur et à mesure des productions qui suivirent. Et aujourd’hui, à l’issue de ce Götterdämmerung, nous pouvons clairement affirmer : oui, ce Ring alsacien est sans aucun doute un des Ring marquants de l’après-Chéreau.
On doit cette réussite tout d’abord à David McVicar dont le travail rompt assez radicalement avec tout – ou presque – ce qu’on a vu auparavant en matière de Tétralogie. Plutôt que d’extrapoler, McVicar s’en tient au texte et respecte toutes les didascalies de Wagner ; plutôt que de chercher des résonances dans notre monde contemporain, McVicar plonge au contraire dans les racines du mythe – des mythes – afin de montrer l’universalité du Ring1.
Les références aux civilisations ancestrales africaines, orientales, grecques ou scandinaves se télescopent ainsi dans un éblouissant mariage d’images et d’actions qui, loin d’être criard, hétérogène ou même naïf, réussit l’exploit d’offrir une vision puissante et unifiée. On se laisse donc emporter dans ce large fleuve admirablement pensé et réglé. L’invitation faite à la quinzaine de techniciens de venir saluer au rideau à l’issue de cette première n’est en effet pas un geste anodin : cette réussite est non seulement celle de McVicar mais aussi celle d’un opéra de province qui atteint avec cette production (que l’on doit à l’origine au formidable Nicolas Snowman, ancien directeur de l’Opéra national du Rhin) une dimension nationale sinon européenne.
Mais les images que nous offrent McVicar et son équipe (splendides décors, costumes, masques, vidéos et lumières) seraient pauvres si elles n’étaient soutenues par une exceptionnelle direction d’acteurs qui, là encore, fait penser à Chéreau. On n’est ainsi pas prêt d’oublier les échanges très physiques du couple Siegfried-Brünnhilde au premier acte, la féminité débordante de Brünnhilde, le Siegfried fanfaron et animal qui débarque chez les Gibichungen ou encore un Hagen entouré de mercenaires vraiment terrifiants.
Mais que serait une réussite scénique sans une réussite musicale ? Un peu comme un sandwich où le pâté serait excellent mais le pain mollasson. Ici, tout est bon.
Il faut saluer en premier lieu le chef slovène Marko Letonja qui, après une formidable Walküre il y a trois ans, offre une prestation éblouissante non seulement avec cette partition mais aussi et surtout dans ce théâtre à la fosse trop petite pour accueillir tous les musiciens réclamés par Wagner et à l’acoustique très sèche2. Le chef a su prendre en compte tous ces facteurs pour offrir une direction passionnante. D’un profond dramatisme, d’une plastique admirable (préludes et interludes somptueux), d’un équilibre, d’une finesse et d’une précision parfaites, sa direction suscite constamment l’intérêt, faisant du maestro l’autre triomphateur de cette représentation.
Le Philharmonique de Strasbourg confirme bel et bien qu’il joue désormais dans la cour des grands3. Les cuivres sont somptueux tout comme les bois tandis que les cordes affichent une très belle rondeur et un volume surprenant étant donné leur nombre réduit. Les deux parties de timbales sont de même remarquablement tenues.
Ce qui frappe aussi dans une telle représentation, c’est que la sauce prend dès les premières minutes : l’évident travail d’équipe a conduit les chanteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes. Et de ce côté aussi, nous avons été conquis.
Pourtant, ce n’était pas gagné pour Jeanne-Michèle Charbonnet qui dans Siegfried il y a deux ans nous avait laissés un sentiment mitigée. Les aigus à l’arraché, le vibrato très sensible dans l’aigu, l’impression d’entendre plusieurs voix selon les registres, tout cela nous effrayait un peu à vrai dire. Et pourtant, ça passe ! Certes, ces défauts sont toujours présents, mais l’artiste, particulièrement en forme, sait admirablement bien les gérer et mettre en valeur ses qualités : un timbre ambré et corsé, un grave généreux et un physique d’une fière beauté. Si on ajoute à cela un abattage scénique impressionnant, une présence qui enflamme le plateau à la moindre de ses apparitions, on laisse tomber nos quelques réserves pour participer au triomphe final une fois le rideau tombé.
On retrouve en Siegfried le ténor Lance Ryan qui nous avait emballé il y a deux ans. Bien que la voix nous ait semblé aujourd’hui moins souple, bougeant même un peu par moments, et bien que les sons soient plus ouverts, l’aigu est toujours fort solide et les registres égaux sur toute la tessiture. Le chanteur est par ailleurs stylé et l’acteur, là encore, impressionne. Il offre notamment un deuxième acte sensationnel et sa mort au troisième est un moment intense.
La voix de Daniel Sumagi surprend de prime abord : très dans le masque, avec une sonorité assez nasale, sinon métallique, elle finit par séduire du fait de son adéquation avec le personnage de Hagen et surtout par l’art du chanteur, la présence scénique et la force de l’incarnation. Mis en valeur par un costume somptueux, semblant sortir d’un film de Kurozawa (tout comme les mercenaires qui l’entourent), il tétanise littéralement. Ce timbre très particulier se marie parfaitement avec celui d’Oleg Bryjak qui campe un Alberich toujours aussi saisissant avec un chant très incisif.
Côté Gibichungen, on est tout autant séduit par le baryton clair et bien chantant de Robert Bork en Gunther que par le timbre capiteux et l’élégance de la prestation de Nancy Weissbach. Hanne Fischer, qui fut une remarquable Fricka, incarne ici une extraordinaire Waltraute. La beauté toujours intacte de la voix, vibrante et prenante, mais surtout cet art du chant qui repose sur une excellente diction et une grande intensité dans le récit, tout cela rend sa scène avec Brünnhilde au premier acte absolument splendide. Notons encore l’excellence du chœur et on aura décidément saisi combien la soirée fut anthologique.
Alors, une reprise, une tournée, un enregistrement vidéo, mais s’il vous plaît, offrez-nous quelque chose qui nous permette de revoir cette production fastueuse et prodigieuse !
Prochaines représentations :
Strasbourg, Opéra : 3 mars, 18 h. ; 6 mars, 15 h. ; 12 mars, 18 h.
Mulhouse, Filature : 25 mars, 18 h. ; 27 mars, 15 h.
1 Seul, à notre connaissance, le « Ring russe » du Marynsky de Saint-Pétersbourg (mise en scène de Julia Pevzner et Vladimir Mirzoev) au début des années 2000, cherchait également à plonger dans les civilisations primitives, mais avec une esthétique davantage tournée vers l’art brut.
2 Cf. notre entretien avec le chef.
3 Ce que ses concerts symphoniques confirment. La création mondiale en janvier dernier de la dernière partition du jeune compositeur Christophe Bertrand (disparu trop prématurément en septembre 2010), Okhtor, montra non seulement une partition majeure mais un orchestre absolument époustouflant.