Entre la trilogie qui marqua ses essais initiaux sur la scène lyrique et sa série actuelle d’opéras « biographiques » (sur Galilée, Kepler ou Walt Disney), Philip Glass a connu une période de composition régie par le principe de l’adaptation littéraire : on pense bien sûr aux œuvres inspirées par Cocteau dans les années 1990. The Fall of the House of Usher, d’après la nouvelle fantastique d’Edgar Poe, créé en 1987, se range assez naturellement dans cette catégorie, d’autant qu’il s’agit également d’un opéra de chambre. Musicalement, on est encore très proche des premiers chefs-d’œuvre, et l’auditeur retrouve d’un bout à l’autre de la partition ces procédés typiques de l’école minimaliste, ces volutes inlassablement répétées ; et pas plus que dans Akhnaten, par exemple, Glass ne recule devant le spectaculaire, frappant très fort pour la conclusion de l’œuvre, notamment.
Cette Chute de la maison Usher – que, contrairement à Debussy, Philip Glass a menée à terme – ne semble guère avoir été donnée en France depuis sa première aux Etats-Unis, et la version présentée par Opera2Day marque sa création aux Pays-Bas. C’est d’autant plus étonnant qu’elle est assez légère à monter : une formation composée de dix instrumentistes peut suffire en fosse, et il n’y a guère que trois rôles principaux, plus deux utilités. Il y a quelques années, Thomas Jolly nous confiait en interview qu’il rêvait de voir monter cette œuvre, mais ce souhait ne semble toujours pas avoir été exaucé.
Certes, le sujet en est parfaitement sinistre, mais ce n’est pas le seul opéra auquel ce reproche puisse être adressé. Plus gênant, l’œuvre dure environ 70 minutes, c’est-à-dire trop peu pour une soirée, sans qu’il soit pour autant facile de trouver un autre opéra en un acte auquel l’associer. Opera2Day a d’ailleurs choisi de la faire précéder d’un long prologue parlé : 45 minutes d’exposé par un acteur jouant le rôle d’un psychiatre. Hélas non sous-titrés, ces trois quarts d’heure où le bon docteur dialogue avec la salle, mettent les spectateurs de très bonne humeur, à en juger par l’hilarité que son discours suscite à de très nombreuses reprises. Pendant la demi-heure précédente, divers morceaux instrumentaux de Philip Glass sont interprétés par un quatuor à cordes, en guise de toile de fond pendant que deux aides-soignantes lisent des textes où des jeunes décrivent leur expérience de la mélancolie. Le psychiatre s’interrompra plus tard pour laisser la place à un extrait d’Einstein on the Beach, le « Bed Aria », avant de présenter la psychose de Roderick Usher, dont les sentiments et la conscience ont pris, dans son esprit, la forme de personnes réelles, Madeline et William. Ce préambule était-il bien nécessaire ? On peut se le demander car l’opéra de Glass aurait sans doute pu se suffire à lui-même, n’était sa brièveté.
William (Drew Santini) et Roderick (Santiago Burgi) © Opera2Day
Serge van Veggel transpose l’action à notre époque, ou plutôt un peu avant, puisque le héros, tout de noir vêtu tel un jeune Gothique, utilise parfois une machine à écrire rouge vif, et son scénographe inonde le plateau, où tous les personnages en sont réduits à patauger, image saisissante de la décomposition de la maison Usher. Quand son drame mental semble pouvoir se résoudre, Roderick est repris par l’inspiration artistique, tapant des poèmes sur son Olivetti, grattant de la guitare électrique ou peignant – tout en noir – une toile. Madeline n’apparaît que sous la forme de son double dansé (superbe prestation d’Ellen Landa), la soprano restant en coulisses (une sonorisation discrète, appliquée à tous les chanteurs, est rendue nécessaire par la diversité des théâtres dans lesquels le spectacle est amené à être proposé). Un énorme crâne translucide, présent dès le début de la soirée, remonte dans les cintres ou en redescend, pour ménager apparitions ou disparitions.
Le ténor Santiago Burgi impressionne par son investissement scénique total, et sa voix répond sans peine aux exigences de la partition, surtout vers la fin de l’œuvre, où le personnage est repris par le mal familial. Le baryton Drew Santini lui donne une réplique adéquate, et leurs timbres se marient bien dans les nombreux passages en duo. Madeline ne s’exprime qu’en vocalises sur la voyelle A, mais Lucie Chartin les interprète avec la conviction nécessaire. Georgi Sztojanov s’acquitte dignement du petit rôle du médecin (il tiendra le rôle-titre lors de deux représentations, en février et en mars).
Les douze instrumentistes du New European Ensemble sont dirigés avec rigueur et enthousiasme par Carlo Boccadoro, grand défenseur du répertoire contemporain.