Le nouvel Eugène Onéguine importé du Théâtre Bolchoï et présenté en ce moment au Palais Garnier, ne se déroule ni sur la planète Mars, ni dans les toilettes d’un grand hôtel, ce qui en surprendra plus d’un. Pour succéder à la sobre et graphique production de Willy Decker, Gérard Mortier a fait confiance au jeune metteur en scène, et décorateur, Dmitri Tcherniakov – qui s’attaquera au Macbeth de Verdi en avril prochain – manifestement nourri de théâtre russe (on pense à Tchékhov) et de cinéma (comment ne pas voir les références à Bergman ou à Antonioni ?).
Drame de la solitude et de la frustration des corps et des âmes, cette adaptation a lieu en vase clos, dans l’univers ouaté d’un salon bourgeois. Murs crèmes, lustre opulent, table démesurée et chaises assorties, cet espace tantôt accueillant, tantôt désolé est celui où erre Tatiana, petit oiseau retenu dans sa cage, protégé par une mère accorte, toujours prompte à recevoir et à faire la fête.
L’irruption de Lenski et de son ami Onéguine, en plein repas de famille, est une révélation pour la jeune recluse, qui se réfugie dans la lecture, à l’abri de la dure réalité. Une fois seule dans cette pièce déserte, elle s’embrase pour cet être hautain, s’adresse à lui comme s’il était encore assis à la même place, avant d’être interrompue par une bourrasque inopinée. Unité de temps et de lieu comme dans toute tragédie qui se respecte, Onéguine répond à la missive envoyée par la jolie rêveuse en venant la sermonner dans ce grand salon, où l’imposante table les sépare.
A quelque temps de là, nouvelle cérémonie chez les Larina, pour célébrer cette fois l’anniversaire de Tatiana ; liesse générale, rires, chants et danses, rapidement perturbés par une altercation entre Lenski, outré par l’attitude provocante d’Onéguine : seul un duel lavera son honneur. Débarrassé par une horde de domestiques, le salon sert alors de refuge à Lenski, au désespoir (Olga sa fiancée ne prête même pas attention à lui), qui attend l’aurore auprès de son témoin allongé sur un sofa. Onéguine apparaît, tente de le raisonner, mais Lenski au comble de l’excitation lui lance son fusil : une bagarre éclate, un coup part projetant Lenski avec violence sur la table, mort, sous les yeux de ses proches, hagards.
Bien des années plus tard, dans un luxueux salon, la haute société reçoit. Personne ne remarque Onéguine, mal à l’aise, jusqu’à ce que Grémine le serre dans ses bras. Apprenant que son épouse n’est autre que Tatiana, dont il a autrefois rejeté les avances, Onéguine s’enflamme et veut lui parler. Tatiana avoue à Grémine le trouble qu’elle a ressenti en revoyant Onéguine, avant de se retrouver quelques instants en sa compagnie. Onéguine crie alors son amour à Tatiana, qui le repousse à son tour ; ce dernier sort son arme, fait mine de se tuer, mais Grémine, las d’attendre, prend son épouse par le bras, tandis qu’Onéguine appuie plusieurs fois sur la gâchette, sans résultat. En rage, il s’écroule, consterné.
Esthétique raffinée, style épuré, images fortes et dépouillées, Dmitri Tcherniakov donne à son propos des allures de huis clos, pour mieux étudier l’individu face au collectif et ausculter les affres de la passion. S’il s’autorise quelques libertés, l’esprit de Pouchkine n’est jamais trahi, mais éclairé par son regard perçant. Caurier/Leiser avaient eux aussi trouvé des similitudes entre le théâtre de Tchékhov (La cerisaie, Oncle Vania) et le drame de Pouchkine sur la scène du Châtelet en 2002, mais le jeu conventionnel des interprètes ne suscitait à aucun moment l’émotion chez le spectateur. Irina Brook s’était également plu à dépeindre l’insouciance de personnages plongés trop jeunes dans de brûlantes aventures (à Aix-en-Provence en 2002), Robert Carsen au Met et Andrea Breth à Salzbourg poussant à l’extrême leur interprétation, le premier par le dénuement scénique, la seconde par la modernité de sa transposition (dans la Russie actuelle).
Derrière chaque geste, chaque déplacement, chaque effet imaginé par Tcherniakov (la lumière du lustre qui s’intensifie avant de court-circuiter pendant la « lettre », le « duel » inattendu, le finale aussi millimétré que dans un film noir), se cache une intention ; rien n’est gratuit, tout fait sens. Servi par une distribution homogène, jeune et investie, aussi habile sur le plan scénique, que musical, ce spectacle est complet. A la Tatiana au timbre charnu et à l’émission claire de Ekaterina Shcherbachenko, actrice très intense au jeu cinématographique, répond l’Onéguine hautain et irrévérencieux de Vasily Ladyuk, auquel il manque encore le mordant et la palette expressive de Dmitri Hvorostovski ou de Peter Mattei, immenses dans ce rôle. Andrey Dunaev maîtrise déjà toutes les nuances de Lenski (auxquelles lui ont été ajoutées les stances de M. Triquet, réduit ici à de la figuration), Margarita Mamsirova apportant à Olga sa belle voix de mezzo, Makvala Kasrashvili et Emma Sarkisyan, respectivement Madame Larina et La nourrice campant leur personnage avec adresse, Mikhail Kazakov chantant honnêtement Grémine.
L’Orchestre du Bolchoï enfin, aux tonalités automnales et voluptueuses, dirigé d’une main ferme et haletante par Alexander Vedernikov, apporte un commentaire éloquent à ce spectacle d’une sourde beauté.