Une grande émotion régnait hier soir à la monnaie pour la création mondiale de la dernière œuvre de Philippe Boesmans (prononcer Bousmaens…), grand ami de la maison, décédé le 10 avril dernier sans avoir pu terminer sa dernière commande. L’essentiel de la partition était cependant terminé, c’est un proche, Benoît Mernier, qui avait déjà collaboré à la composition de Au monde en 2014, un fin connaisseur de l’écriture de Philippe Boesmans, qui a eu la lourde tâche – et le privilège – de composer les dernières minutes. Très nombreux ici sont ceux qui ont connu personnellement le compositeur, qui ont travaillé avec lui, goûté le charme de ses pirouettes ou subi ses humeurs, et ont depuis son décès la nostalgie de son humour potache, de son esprit fantasque de soixante-huitard, très original, emprunt d’une grande douceur, de poésie, cultivant le mystère.
Les rapports entre Boesmans et la vénérable institution bruxelloise sont anciens, ils ont commencé en même temps que sa carrière en tant que compositeur d’opéra avec La Passion de Gilles en 1983. Depuis lors, la Monnaie a représenté – et très souvent créé – tous ses opéras, dont beaucoup de réussites spectaculaires. Au fil du temps, la musique de Boesmans, faite de nombreuses citations puisées chez Richard Strauss, chez Benjamin Britten et beaucoup d’autres, liées par un substrat sonore à la fois sensuel et kaléidoscopique, avec un très grand soin dans l’instrumentation, la recherche de couleurs, et un amour des voix, sur lesquelles repose tout le volet lyrique de ses partitions, a évolué vers plus de simplicité, plus de transparence, plus de légèreté et des ensembles instrumentaux plus réduits.
Jodie Devos (Julie Follavoine), Martin da Silva Magalhães(Toto) et Jean Sébastien Bou (Bastien Follavoine) © Jean-Louis Fernandez
Les sujets choisis par Boesmans ont souvent été graves et dramatiques, traités avec autant d’intensité que d’originalité. On s’étonne un peu dès lors du choix de ce dernier livret, une pièce légère, drôle, délibérément scatologique et consciemment niaise de George Feydeau (1910), une pochade en quelque sorte, qui puise ses ressorts comiques dans les conventions bourgeoises de la belle époque que l’auteur bouscule gentiment pour en révéler le ridicule. S’agirait-il alors du dernier clin d’œil d’un compositeur insaisissable, d’une véritable ode à la légèreté de la part d’un homme en lutte avec la maladie, ou plus simplement d’un conseil de ne rien prendre trop au sérieux ? Ce choix restera un mystère. Avec un peu de distance, on peut y voir aussi le reflet des soucis du compositeur dans ses derniers mois, les préoccupations du corps prenant la place de celles de l’esprit, dans la confrontation des conventions sociales aux contingences biologiques.
L’œuvre, dès les prémices de sa conception, est aussi un travail en binôme avec le metteur en scène Richard Brunel, qui réalise aussi le travail sur le texte. Ce type de collaboration étroite, Boesmans l’avait pratiqué à de nombreuses reprises déja, d’abord avec Luc Bondy et avec Joël Pommerat ensuite. Elle est essentielle, dans la mesure où l’écriture musicale, ici encore bien plus que dans ses œuvres précédentes, est entièrement guidée par la prosodie du texte qui lui donne à la fois sa structure, son caractère et sa cohérence.
La partition de On purge Bébé ! n’est pas du même ordre que celles, plus denses et infiniment plus dramatique des Boesmans du siècle dernier, ni même de celles plus récentes de Julie, d’Yvonne Princesse de Bourgogne ou de Au monde. Le propos du spectacle non plus. De sorte que, malgré un chatoiement sonore du meilleur effet, malgré une grande richesse de timbres, malgré les effets d’un comique irrésistible que procurent les innombrables citations qui émaillent l’œuvre, la partition ne fait pas figure de testament, et si c’est un aboutissement – et c’en est un dans les faits – il est en forme d’espiègle pirouette.
On le sait, Boesmans est passé maître dans l’art de la citation, c’est à dire qu’il utilise des thèmes très judicieusement puisés chez d’autres pour illustrer son propos. On reconnaît bien sûr les plus évidentes d’entre elles, l’ouverture Les Hébrides de Mendelssohn ou les cinq notes du tétracorde ascendant de Parsifal, qui reviennent à plusieurs reprises, mais aussi une évocation de la romance de Thaïs de Massenet, un autre thème puisé dans la Salomé de Richard Strauss, une incursion dans le répertoire d’Edith Piaf, à côté de bien d’autres et de celles qui certainement nous échappent. Très savamment insérées dans le tissu orchestral, elles constituent un hommage au passé, inscrivent l’œuvre dans une continuité historique et provoquent, par association d’idées, l’hilarité de ceux qui les repèrent. Pour le restant de la salle, ces rires sont un mystère.
© Jean-Louis Fernandez
L’apport de Brunel dans la mise en scène, outre un travail très efficace de pur théâtre, est aussi d’insérer dans l’œuvre une dimension fantastique, surréaliste, puisque tout le spectacle peut aussi être vu comme le cauchemar d’un enfant. Quelques trucs de mise en scène, tels la transformation de l’appartement des Follavoine en salle de spectacle (un peu comme dans le Charme discret de la Bourgeoisie de Luis Buñuel) au moment où le personnage de Chouilloux, fait son entrée – c’est à dire le moment où la dimension sociale vient perturber la dimension familiale – ou comme la substitution entre l’enfant de sept ans et un double deux fois plus grand, pour signifier que cet enfant et ses préoccupations intestinales prennent toute la place disponible (il est même coiffé d’une couronne d’enfant roi !), tout cela concourt à l’effet comique mais contribue aussi à densifier le sens de l’œuvre et à en multiplier les niveaux d’approche. Ces éléments viennent un peu en contrepoint de la légèreté globale du livret, et c’est tant mieux. D’autres éléments, l’omniprésence des WC dont on laisse les portes ouvertes, les vases de nuit, les pantalons baissés dont le metteur en scène use et abuse avec une certaine complaisance paraissent plus contestables, mais font bien rire la partie de la salle qui est sensible à cet humour pipi-caca.
La réalisation musicale, très réussie, doit beaucoup à l’énergie, la précision, l’imagination de Bassem Akiki, à sa complicité avec le petit ensemble orchestral de 27 musiciens seulement (peu de cordes, beaucoup de vents et de percussions, mais aussi piano, harpe et célesta), au plaisir communicatif qu’il apporte à dévoiler une partition qui semble naître dans l’instant, sous sa baguette, grâce à elle. C’est un véritable chatoiement de couleurs et de timbres qu’il déroule tout au long du spectacle, rendant hommage à la très riche orchestration de la partition. Les deux rôles principaux sont parfaitement distribués : la voix de la soprano belge Jodie Devos (Julie Follavoine), aux aigus particulièrement agiles et cristallins a inspiré au compositeur un rôle taillé sur mesure dans lequel elle étincelle, tant vocalement que scéniquement. Et peu importe si, dans le feu de l’action, l’intonation n’est pas toujours parfaitement précise ; la qualité de la diction, du jeu de scène et la fraicheur de la voix l’emportent largement. A ses côtés, Jean-Sébastien Bou (Bastien Follavoine) compose un personnage attachant de mari un peu niais, de père démissionnaire, de porcelainier malchanceux aux ambitions contrariées. Vocalement et scéniquement, il est parfaitement à la hauteur de sa partenaire. Tous deux chantent dans leur langue, ce qui a son importance tant le texte prime ici sur la musique. Le ténor belge Denzil Delaere, lui, est néerlandophone. Il chante quasi sans accent le rôle ridicule mais attachant du cocu idéal Aristide Chouilloux, embarqué bien malgré lui dans l’intimité d’une vie de famille qui n’est pas la sienne. Plus étonnant est le choix des deux autres chanteurs : ni Sophie Pondjiclis (Clémence Chouilloux) ni Jérôme Varnier (Horace Truchet) ne brillent dans leurs interventions, certes modestes, mais tout de même. Les voix paraissent pauvres et sans caractère, même s’ils ont l’une comme l’autre le physique de leur emploi. On aura peu eu l’occasion d’entendre la voix de Tibor Ockenfels (Toto) dont le rôle se limite à quelque répliques entre chant et paroles, mais qui sur le plan scénique livre une performance cocasse assez réussie.
© Jean-Louis Fernandez
Dans le cadre qui est le sien, celui d’une pochade un peu potache (une heure quinze sans entracte), sans autre ambition que de divertir et gentiment provocateur, le spectacle est une réussite. Au moment des applaudissements, la photo projetée en fond de scène du visage de Philippe Boesmans adressant un ultime sourire au public du théâtre pour lequel il a tant travaillé fut un moment d’émotion et de douce nostalgie pour tous ceux qui l’ont aimé.