On le sait, Gérard Mortier aime innover, bousculer les habitudes. Et il le prouve ce soir encore avec ce Fidelio génétiquement modifié.
Les surprises commencent dès les premières notes : ce n’est pas l’ouverture de Fidelio « classique » (celle de 1814) qui introduit l’œuvre, mais une Leonore, et encore pas celle qu’on attendait (l’ouverture Leonore III souvent jouée avant le final), la Leonore I datant de 1806. Sylvain Cambreling justifie ce choix dans le programme par une autre manipulation ; l’ordre des numéros a en effet lui aussi été modifié, l’acte 1 débutant par l’air de Marzelline « O wär’ ich schon mit dir vereint », suivi du duo avec Jaquino « Jetzt, Schätzschen, sind wir allein » (qui ouvre traditionnellement l’opéra) et enfin d’un trio Rocco, Marzelline et Jaquino « Ein Mann ist bald gekommen » tiré de Léonore (et absent normalement de Fidelio). L’air de Marcelline étant en do, par souci de cohérence, l’ouverture se devait d’être dans la même tonalité, d’où le choix d’une ouverture de Leonore, cqfd.
On ne se formalisera pas de ces modifications, Beethoven ayant lui-même remanié un grand nombre de fois son ouvrage ; tout juste pourra-t-on s’interroger sur l’opportunité d’une telle hybridation : n’aurait-il pas été plus judicieux et original dans ce cas de monter une Leonore ?
Mais ces quelques réorganisations structurelles ne sont rien à côté de l’autre « grande idée » des concepteurs du spectacle ! On a fait appel à l’écrivain allemand Martin Mosebach pour suppléer au livret de Sonnleithner « à la simplesse et à la gaucherie extrêmes » (dixit M. Mosebach). Les dialogues sont donc totalement réécrits pour insister sur le caractère hautement politique de l’œuvre… Et au lieu des textes originaux, il est vrai parfois un rien niais (et souvent abrégés), on nous inflige des banalités appuyées qui ont pour principale conséquence de rallonger les parties non chantées… Qu’on nous permette ici de douter de l’intérêt et du bien fondé de l’exercice !
Le décor choisit aussi l’option du contemporain. Au premier acte, nous sommes à l’intérieur d’une prison moderne, avec sa salle de contrôle, ses écrans de surveillance, puis au second acte, nous nous retrouvons quelques étages plus bas, au pied d’un grand escalier métallique éclairé de néons. La mise en scène et particulièrement la direction d’acteurs ont visiblement fait l’objet d’un soin particulier, mais on regrettera la volonté systématique d’effacer toute velléité comique – ce qui a le mérite d’être cohérent avec l’approche globale du spectacle. Il est symptomatique que l’air de l’or de Rocco, moment truculent, se transforme ici en frénésie pathétique où le gardien gagné par sa cupidité malsaine est au bord de l’apoplexie. Délesté de toute légèreté, le singspiel en ressort singulièrement appauvri.
La direction d’orchestre dégraissée et sans pathos de Sylvain Cambreling convainc plutôt dans ce répertoire (cela n’empêchera pas les désormais traditionnelles huées aux saluts) et colle parfaitement à l’atmosphère globale du spectacle.
Sur le plan vocal, on retient d’abord les voix graves masculines. Le Rocco de Franz-Josef Selig est magistralement humain : le timbre est somptueux, la voix sonne superbement, l’incarnation est évidente. Alan Held campe un Pizzaro étonnant. On peut le trouver caricatural et braillard mais cette conception est totalement assumée (dramatiquement et vocalement) et une telle conviction ne peut qu’emporter totalement l’adhésion. Le ministre de Paul Gay, lui, manque un peu de creux pour totalement convaincre.
On a pour cette représentation un Florestan alternatif, Jonas Kaufmann laissant pour deux dates le rôle titre à son compatriote Michael König. Le chant de ce dernier est techniquement irréprochable, la voix inhabituellement claire capte l’attention… Mais il lui manque une sauvagerie et une animalité sans lesquels le cri du prisonnier « Gott, welch Dunkel hier » perd de son intensité.
Cette intensité on la retrouve sans conteste chez son épouse. La blonde Léonore d’Angela Denoke est incandescente, mi-adolescent révolté, mi-femme aimante … Mais cette torche vivante semble malheureusement aussi avoir brûlé sa voix ! On se demande où est passée la Marie superlative du Wozzeck de Bastille en avril dernier avec ses aigus tranchants. La voix semble ici sans arrêt contrainte, le vibrato est envahissant et les aigus sortent, parfois clairs, mais le plus souvent à l’arraché, voire carrément faux. Si l’actrice convainc, la chanteuse inquiète.
On n’a en revanche que des fleurs à lancer au couple Marzelline-Jaquino (Julia Kleiter, Ales Briscein), elle, parfaite amoureuse ingénue à la voix homogène et fraîche, lui, idéal valet de comédie.
L’accueil réservé à cet Opéra Génétiquement Modifié fut plutôt glacial… A se demander si en matière d’opéra également, le public n’aurait pas tendance à préférer des approches moins trafiquées, en un mot plus « bio ». Car face à un tel objet opératique, on se demande si l’on a affaire au Fidelio de Beethoven ou à celui du metteur en scène et de ses comparses…
Antoine Brunetto