Le projet original d’Enescu est à peu près contemporain des publications de Freud, qui attachera pour la postérité le nom d’Œdipe à une pulsion qu’il baptisera complexe, plutôt qu’à un double crime comme dans la tragédie antique. C’est pourtant aux sources de Sophocle qu’est puisé tout le matériau du livret, étranger aux interprétations psychanalytiques. La gestation de l’opéra fut très longue tandis que les théories freudiennes se répendaient rapidement, teintant définitivement le mythe.
Partition un peu à part dans l’œuvre de son compositeur et d’ailleurs aussi dans le répertoire d’opéra, cet Œdipe d’Enescu est avant tout une tragédie lyrique à la française, c’est à dire une partition dont la musique repose sur la langue du texte, sur sa prosodie déclamatoire, son rythme propre. Comprendre le texte mot à mot est donc absolument indispensable, tant musique et langue sont ici inextricablement liées. Or on en est loin ! La production aurait avantageusement pu s’accorder les services d’un coach de français : on ne comprend pas un mot de ce que chante le chœur – au point qu’on en vient à suivre les sous-titres anglais pour ne pas perdre le fil… – et si la qualité est parfois meilleure chez les solistes, tous s’échinent à prononcer EUdipe, du début à la fin. Ne s’est-il trouvé, parmi les chanteurs francophones de la distribution, personne pour s’en émouvoir ?
Christopher Maltman (Œdipe) © Monika Ritterhaus
Rien de français non plus dans le visuel du spectacle. Les partis pris par le metteur en scène tirent au contraire l’œuvre vers l’expressionnisme allemand, avec des références additionnelles à Jérôme Bosch ou à Federico Fellini. Achim Freyer, artiste très acclamé au plan international est extrêmement actif sur les scènes allemandes depuis plus de cinquante ans, et on sait à quel point il aime le monde du cirque, un thème récurrent dans ses mises en scène. Il a choisi pour cette production ambitieuse, à laquelle on a visiblement accordé de grands moyens, la veine grotesque et l’outrance pour affronter la tragédie de biais, sans doute effrayé par la noirceur du sujet. Hélas, son esthétique faite de poupées gonflables, de bateleur de foire, de pantins désarticulés et de géants de kermesse passe à côté du sujet. Freyer a-t-il voulu faire rire son public avec cet univers grinçant ? Certains détails en sont même choquants : la mort de Jocaste réduite à une simple poupée jetée depuis les cintres, perd tout sens. La laideur assumée, le ridicule et le grotesque, absents du livret comme de la partition, sont ici érigés en principes esthétiques, et ne suscitent guère d’émotion ; un peu de sobriété aurait donné davantage de poids au propos.
Le décor entièrement noir, hormis quelques chiches éclairages de couleurs, tire parti des particularités du lieu, c’est-à-dire une série de niches creusées dans la roche qui constitue ici tout le fond de la scène, mais qui présentent l’inconvénient d’être situées très en hauteur et donc loin des spectateurs et de la fosse. La qualité du son s’en ressent, d’autant que les personnages portent souvent des masques (souvenir de la tragédie antique ?) et qu’il n’est donc pas aisé de voir qui chante.
La noirceur est utilisée ici en couches superposées, jusqu’à atteindre l’ensemble du chœur, enfants compris, encapuchonné dans des sortes de burkas, masquant aussi les visages. Ces mêmes burkas finiront par dévoiler de très encombrants phallus de caoutchouc dont on comprend mal la présence. De nombreuses lignes tracées sur le sol semblent être les trajectoires d’astres indéfinis, beaucoup d’éléments du spectacle, décors, costumes, accessoires ou projections conservent ainsi leur mystère.
Œdipe, présenté d’abord comme un bébé monstrueux puis comme une sorte d’Hercule de foire, toujours dans l’outrance, porte à lui seul tout le spectacle sur ses larges épaules. Le baryton anglais Christopher Maltman s’en tire très bien, tant vocalement que scéniquement, et sans fatigue malgré l’ampleur du rôle. Voix puissante, timbre chaud et large palette expressive, il livre là une prestation en tous points admirable.
Il est entouré d’une distribution très homogène et aucun chanteur ne démérite. La Jocaste d’Anaïk Morel est également très investie vocalement, avec une parfaite justesse de ton. Brian Mulligan, baryton américain qui fait ici ses débuts à Salzbourg, donne beaucoup de noblesse au rôle de Créon. John Tomlinson, autre chanteur britannique, ici perché sur des échasses, fait figure de vétéran dans le rôle de Tirésias. Le ténor français Vincent Ordonneau donne une touche de sincérité bienvenue au rôle du berger. Eve-Maud Hubeaux, excellente mezzo française, affublée d’un costume impossible, tente de donner un peu de sérieux au personnage de la Sphinge, alors que Chiara Skerath s’impose avec candeur dans le rôle, il est vrai plus facile à endosser, d’Antigone. Mentionnons encore Michael Colvin dans le court rôle de Laïos, David Steffens, majestueux dans celui du grand prêtre, Gordon Bintner en Phorbas et Boris Pinkhasovich, baryton russe en Thésée.
Il aura fallu un peu de temps à l’orchestre pour trouver ses marques dans une partition dont visiblement les musiciens viennois ne sont guère familiers, et que le chef dirige le nez dans sa partition. Petit à petit, les splendeurs du Wiener Philharmoniker apparaissent néanmoins, avec de magnifiques couleurs aux cordes, en particulier dans les derniers tableaux.