Il parait qu’à la création d’Oberto, à Milan en 1839, le correspondant de l’Allgemeine Musikalische Zeitung de Leipzig aurait prédit que Verdi pourrait un jour surpasser Donizetti et Mercadante. Admirable intuition tant le génie du futur compositeur d’Otello ne saute pas aux yeux dans ce qui passe officiellement pour son premier opéra (les musicologues ont trouvé la trace d’un Lord Hamilton et d’un Rocester qui feraient d’Oberto le troisième de la liste). On y relève cependant d’étonnantes similitudes avec les partitions à venir. Un thème proche de celui de la fête chez Violetta, au premier acte de La Traviata, traverse l’ouverture. Oberto fait son entrée sur des paroles qui pourraient sortir de la bouche de Procida au deuxième acte des Vêpres siciliennes (« Oh patria terra, alfin io ti rivedo, terra sì cara e desiata! »). Il y a du Macbeth chez Riccardo terrassé de remords qui, après avoir assassiné son ennemi, prend le murmure du vent pour les soupirs de sa victime. Surtout, le livret ni mieux, ni moins bien ficelé que beaucoup d’autres à la même époque, met en scène le premier couple père-fille du théâtre verdien, sans que musicalement le résultat soit à la hauteur de l’événement (un seul duo un peu maladroit, point barre)
Est-ce assez pour tenir l’attention en éveil ? Oui, d’autant que, dans cette version de concert proposée par le Théâtre des Champs-Elysées le jour même de la création de l’œuvre il y a 172 ans, Carlo Rizzi s’emploie à exposer la partition comme elle se présente, sans chercher à la charger de prescience, ni à l’inscrire dans une esthétique qui ne lui correspond plus tout à fait. Les numéros restent soumis au « code Rossini » mais la concision des scènes et la vigueur de l’écriture appartiennent déjà à Verdi. L’orchestration se montre plus appliquée qu’avisée. N’étaient les cuivres qui, pris à froid, dérapent dès les premières mesures, l’Orchestre National de France, à l’exemple de son directeur musical, sert scrupuleusement une partition qui lui offre peu à démontrer. Le chœur n’occupe pas encore la place que lui réserveront les œuvres futures mais celui de Radio France ne s’en montre pas moins inspiré dans ses quelques interventions. L’on respire même, dans la ferveur sonore générale, des effluves du « Va pensiero ».
L’analogie entre Procida et Oberto demeure limitée à leurs premières paroles, ce salut reconnaissant – et « risorgimental » – à leur terre natale. Rien à voir sinon entre les deux personnages. L’un est une basse chantante, noblement drapée dans son patriotisme. L’autre possède une tessiture plus ambiguë, entre basse et baryton, qui convient beaucoup mieux à Michele Pertusi, mis en difficulté la saison dernière sur cette même scène par l’écriture trop grave de Procida (cf. le compte-rendu d’Antoine Brunetto). Le chanteur peut davantage faire valoir la souplesse d’un chant d’inspiration rossinienne plus que verdienne, ce qui tombe bien dans un ouvrage à cheval sur deux écoles. Pour autant, la ligne reste ferme et l’accent a suffisamment de mordant pour tracer d’Oberto un portrait crédible, non pas vieillard chancelant mais homme dans la force de l’âge, solide et volontaire. Assurément, la voix la mieux à sa place des quatre réunies ici (on écarte la méritante Imelda de Sophie Pondjiclis, réduite à peu de répliques).
Ekaterina Gubanova, aussi superbe soit-elle d’étoffe et d’égalité, ne possède en effet ni le tempérament, ni la force de conviction nécessaire pour animer Cuniza (mais n’est-ce pas mission impossible tant le personnage peine à vivre dramatiquement et musicalement).
En faisant de Leonora une sœur ainée d’Abigaille, Maria Guleghina veut peut-être rappeler que le rôle fut à l’origine destiné à Giuseppina Strepponi. C’est à la fois se compliquer et se simplifier la tâche. D’un côté ajouter des difficultés à une écriture qui ne ressemble déjà pas à une promenade de santé. Et sur ce plan, la soprano s’en donne à cœur joie, n’hésitant pas, bien que visiblement souffrante, à planter comme des poignards sur la partition des contre-notes qu’on ne lui demande pas. De l’autre côté, ce portrait paroxystique de Leonora est-il celui d’une jeune femme que l’on imaginerait, au vu de sa filiation, ombré sinon de langueurs belliniennes du moins de mélancolie donizettienne ? A défaut, reste un chant frappé d’épouvante auquel on ne peut rester insensible dès que la voix entre dans sa zone de confort ou que subtilement elle s’allège.
Quant à Valter Borin, disons que son plus grand mérite est d’avoir remplacé au pied levé Fabio Sartori, initialement prévu dans le rôle de Riccardo. Drôle de coïncidence : ce forfait, ajouté le même soir à Paris à ceux de Marcelo Alvarez a la Bastille et de Max-Emmanuel Cencic a la Cité de la Musique, jette sur les (contre)ténors un sort dont le public fait malheureusement les frais.
(Fabio Sartori était initialement prévu dans cette version d’Oberto)