Oublions les grenouilles et les marécages, d’autres nous les ont fort bien montrés. Oublions le comique et l’attendrissement que d’autres Platée ont su mettre en avant. La vision que propose Robert Carsen du « ballet bouffon » de Rameau est humaine, trop humaine. Avec de faux airs d’Isabelle Nanty, sa Platée est une cousine de l’Edina d’Absolutely Fabulous, qui aurait troqué Christian Lacroix contre Lagerfeld. Et avant d’épouser le dieu de la mode, elle devient bien sûr son mannequin vedette. Le monde des défilés et des podiums n’est pas étranger à Robert Carsen, il l’avait prouvé en concevant la présentation de l’exposition L’impressionnisme et la mode au Musée d’Orsay. Monde de miroirs et de superficialité dans lequel l’intrigue de Platée se laisse transposer sans trop de peine, à condition d’accepter la coexistence de l’univers strictement contemporain des fashion victims (pour une fois, Carsen délaisse ses chères années 1950) et de divinités comme Thespis et l’Amour. Cette production compte quelques jolis gags et réussit même certains passages souvent difficiles – les métamorphoses successives de Jupiter, nuage, âne puis hibou, sont ici très habilement menées grâce aux figurants et danseurs – mais le spectacle n’est pas exempt de longueurs : la tension retombe en général lors des ballets, à quelques exceptions près, et le dernier acte se traîne un peu car il ne s’y passe pas grand-chose, même si l’on s’y caresse vaguement et qu’on l’y consomme de la poudre blanche dans les coins (est-ce pour cela que ce spectacle est « déconseillé au moins de douze ans » sur le site de l’Opéra Comique ?). Quant au suicide final, qui fait de Platée une seconde Lucrèce, il termine la représentation sur une note bien sombre.
Somme toute, voilà encore une mise en scène carsénienne qui repose sur les épaules de son interprète principal : sans Marcel Beekman, qu’en resterait-il ? Le ténor flamand se produit principalement dans des créations contemporaines ou dans les rôles bouffons des opéras baroques : si sa prestation d’acteur est ici des plus réjouissantes, il est plus difficile de juger de ses qualités purement vocales, tant le jeu semble prendre le pas sur le chant. Mais il n’est sans doute pas nécessaire de faire du beau son pour incarner Platée et l’interprète possède un organe très sonore, qu’il utilise avec esprit. Quant à Simone Kermes, à part ses changements de costume qui la font passer de Lady Gaga à une pseudo-Marie-Antoinette digne de ses propres pochettes de disque, on se demande d’abord si l’on a bel et bien affaire à la reine de la virtuosité déjantée, tant le fameux air « Aux langueurs d’Apollon », à défaut de passer totalement inaperçu, laisse du moins une assez faible impression : a contrario, la soprano allemande réussit bien davantage « Aimables jeux, suivez nos pas », pris très lentement, où elle se montre très émouvante. Et elle ne s’autorise quelques incursions dans le suraigu qu’au dernier acte, pour « Amour, lance tes traits ». Pour le reste, le français est assez acceptable, malgré une méconnaissance du son è, systématiquement transformé en é.
Autour d’eux, Cyril Auvity est un magnifique Mercure, avec une composition scénique très amusante qui ne nuit jamais à la qualité du chant. Quel dommage qu’Emmanuelle de Negri n’ait que l’air de Clarine pour nous charmer, car on aurait aimé entendre bien davantage sa belle voix au cours de cette soirée. Marc Mauillon joue de son timbre percutant pour composer un Cithéron cynique. Le Jupiter d’Edwin Crossley-Mercer n’est pas toujours très clair dans son élocution, mais la Junon-Chanel d’Emilie Renard est une prometteuse découverte. Le corps médical ayant déconseillé à William Christie de reprendre la baguette trop vite, Paul Agnew a pris la tête des Arts Florissants pour diriger une œuvre dont il fut longtemps le protagoniste idéal, à l’Opéra de Paris (où il fut immortalisé par un DVD) ou l’an dernier encore à Tourcoing et à Versailles. Il dirige le mouvement rapide de l’ouverture avec une rage qui nous fait déjà entrevoir le brouillement des ondes dont la naïade ridicule nous menace tous à la fin de l’œuvre. Voilà donc une Platée d’une conception finalement moins narquoise que ce à quoi l’on s’est habitué, une Platée qui n’est peut-être pas censée nous faire rire, ni à l’orchestre ni dans les choeurs, hélas cachés en coulisses pour certaines de leurs interventions, suivant une tendance déjà remarquée à Bordeaux dans Les Indes galantes.