Au lendemain de la première, des cris d’orfraie annonçaient que cette Norma était un spectacle désolant. A tort, car nous l’avons trouvé bien sage. Sans doute un Oroveso coiffé d’un porc-épic et porteur de la peau de panthère propre aux chefs zoulous, des soldats comme fagotés dans des robes étranges, des prêtres aux capuchons pointus d’initiés, des femmes aux rondeurs de Vénus hottentotes, la coiffure de cérémonie de Norma qui lui fait une tête de statue bantoue, et ce décor qui semble d’abord un labyrinthe de pierres pareil à ceux du Zimbabwe avant de se révéler comme un immense masque posé de profil, il y a de quoi déconcerter et même agacer quand le texte évoque Gaulois et Romains. Mais cette atmosphère, ce décor, ces costumes, ont été voulus par Kara Walker, artiste plasticienne afro-américaine dont le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris présentait il y a quelques années une rétrospective. Particulièrement sensible aux conséquences actuelles de l’histoire coloniale, elle s’approprie l’histoire du livret, car le trio amoureux qui en est le cœur est né dans le contexte d’une occupation de même type. Si bien que l’exotisme a priori saugrenu révèle en fait crûment le caractère intrusif de la présence étrangère, justifiant la résistance des irréductibles. Sur le plan du sens et sur le plan plastique, donc, le parti pris est cohérent et fonctionnel. C’est sur le plan du théâtre que les choses se gâtent un peu, car les ensembles sont si statiques que plus d’une fois on a l’impression de regarder une bande dessinée. Il est difficile aussi d’apprécier la direction d’acteurs dans la mesure où certains artistes accomplis n’ont probablement pas besoin qu’on leur dise quoi faire, même si certains gestes de prière ou de supplication adressés à la Terre semblent étroitement inspirés de rites traditionnels africains. Reste une proposition séduisante sur le plan esthétique, relativement exacte ou signifiante (l’accoutrement de soldat de Flavio) quant aux détails vestimentaires ou ornementaux, mais somme toute d’un grand classicisme. Aussi ne jure-t-elle aucunement avec la tragédie de Soumet revue par Romani.
Carmela Remigio (Norma) Veronica Simeoni (Adalgisa) et Gregory Kunde (Pollione) © Michele Crosera
Autre atout de cette nouvelle production, le Pollione de Gregory Kunde. Dans sa seconde jeunesse le ténor ne cesse d’émerveiller, et par l’intelligence avec laquelle il gère sa voix et par la puissance des moyens qu’il a reconquis. On en viendrait presque à lui rappeler que Flavio n’est pas sourd et qu’en territoire insoumis clamer ses secrets amoureux est doublement imprudent. Mais c’est bien ce caractère extraverti, tout d’une pièce, qui pousse Pollione à liquider sans ménagements superflus le passé, campé qu’il est dans sa saharienne et son bon droit de conquérant. A ce stade de son art Gregory Kunde fait un sort à la moindre syllabe sans jamais verser dans le maniérisme, mais ce qui émane de sa gorge est un suc où le son est sens, qu’il varie en se jouant grâce à un souffle apparemment inépuisable, dans le respect de toutes les règles du beau chant. Alors, si quelques rudesses entachent parfois la clarté du timbre, on ne peut que savourer la démonstration et se réjouir d’en avoir été le témoin. Son rival masculin, le père, est l’imposant Dmitry Beloselskiy, voix aussi solide et profonde que nécessaire. Carmela Remigio, naguère exquise Ann Trulove au même endroit, a-t-elle eu tort de vouloir chanter Norma ? Certains l’assurent et un « Casta Diva » plus trémulant que vibrant semble leur donner raison. Mais peu à peu le poids semble augmenter, le vibrato s’estompe, la couleur se corse. Scéniquement, c’est beau à voir et d’une juste intensité. Et après l’entracte, que s’est-il passé dans l’intervalle, on entend enfin une voix pleine, comme libérée, capable non seulement de l’intensité passionnée des échanges intimes mais encore de la puissance et de l’éclat auxquels des générations de grandes voix nous ont habitués. Norma est enfin là. Pour l’exquise Adalgisa de Veronica Simeoni, le problème, si l’on peut dire, est différent. Dans L’Africaine son Inès nous avait conquis par la belle homogénéité de la voix et l’élégance de la conduite. Ce dimanche quelques raideurs et quelques aigus tendus altèrent fugacement le charme impatiemment espéré. Si la Clotilde d’Anna Bordignon ne nous a pas déplu, le Flavio d‘Emanuel Giannino nous a davantage impressionné, par son aplomb et sa clarté. Mention bien, une fois encore, à un chœur dont l’engagement et la cohérence produisent des effets d’une force saisissante.
Dernières pièces maîtresses, les musiciens et le chef. On n’oubliera pas de sitôt le lamento des cordes au début du second acte, où les instruments chantent si passionnément. Mais ces vibrations répondent au geste de Gaetano d’Espinosa, dont l’ouverture marque immédiatement l’implication profonde et le sens du drame. La rapidité du tempo, la nervosité des reprises, la fougue très précisément mesurée, tout indique une situation de crise, vécue dans la fièvre, où les accalmies ne sont que crainte de l’avenir ou fuite du présent dans le cul-de-sac du passé. C’est la chance de cette production que le drame parfois figé par la mise en scène soit si vivant dans la fosse. Celle-ci complétant celle-là, le public parmi lequel nombre d’habitués incapables de s’empêcher de fredonner avec les chanteurs a couronné par acclamations cette proposition inattendue mais finalement bien acceptée.