La Canadian Opera Company est une maison d’opéra dynamique qui a su dans les dernières années attirer des chanteurs prometteurs ou confirmés. La Norma de ce début de saison se place dans cette droite ligne : autour de Sondra Radvanovsky l’enfant star du pays, un jeune cast dont la valeur n’attend pas le nombre des années est réuni. À noter que ce sera Elsa Van Der Heever qui prendra la suite à la fin de la série (voir le compte-rendu de sa prise de rôle par Christophe Rizoud), preuve supplémentaire du soin apporté aux distributions vocales par la première scène canadienne.
La production arrive de Barcelone ou déjà la soprano canadienne prêtait sa voix à la prêtresse gauloise aux côtés du Pollione de Grégory Kunde (voir notre compte-rendu). Elle installe l’action dans un décor unique assez littéral, tour à tour lieu du culte ou hutte de guerre. La herse qui sert de fond de scène se relève sur une forêt défeuillée, sans raison véritable. Les costumes sont de bonne facture à l’exception des uniformes romains en cuir rouge et noir qui évoquent davantage les concepts de Pierre Cardin qu’une tenue militaire. La terne direction d’acteur ne parvient guère à animer les tableaux, voire, est illisible comme le soulignait déjà Antoine Brunetto.
Terne aussi, l’orchestre, que seuls de beaux violoncelles rehaussent. À la tête d’icelui Stephen Lord se concentre à maintenir l’équilibre entre une fosse assez peu « enterrée » et le plateau. La lecture reste scolaire y compris dans le respect des accélérations et points d’orgue que la tradition interprétative a légués au Bel Canto.
© Michael Cooper
On le comprend que loin d’être exceptionnelles ces conditions ont le mérite de mettre les chanteurs dans une position confortable. Dimitry Ivashchenko impose un Oroveso d’onyx et de puissance, figure morale que Norma craint en permanence malgré l’ascendant qu’elle a sur lui. Cette pugnacité, le baryton-basse russe la partage avec Russell Thomas, Pollione tout d’un bloc et facile sur toute la tessiture. Il faut attendre le deuxième acte pour que le ténor américain commence à tailler ce marbre : nuances et couleurs viennent éclairer un timbre héroïque. Voici un chanteur prometteur, assis sur une solide technique et une musicalité certaine, après le Pollione de grand style de Joseph Calleja à Londres. Ces qualités, Isabel Leonard les fait aussi siennes, même si la mezzo-soprano attendra le duo du deuxième acte pour lâcher prise et galber le velours du timbre dans les affects de son personnage. Ce deuxième duo entre les rivales réconciliées est un des sommets de la soirée, ainsi que chacune des minutes où Sondra Radvanovsky arpente la scène. Outre ses qualités techniques irréprochables que Paris a pu entendre lors de la dernière reprise d’Aïda en juin dernier, l’aisance, la générosité dans les suraigus (contre ré dans le final du premier acte), la longueur de souffle et la musicalité frissonnante de l’américano-canadienne… on sort marqué par l’investissement dramatique de la soprano. A l’inverse de Sonya Yoncheva à Londres, prêtresse guerrière impériale dès son entrée, Sondra Radvanovsky s’approprie davantage la femme bafouée, la mère torturée et l’amoureuse vengeresse, un peu à cause une diction moins ciselée que celle de la Bulgare, mais surtout pour une question de tempérament. Le « Casta Diva » est conduit d’un piano initial qui s’éclaire et grandit comme une lune montante, puis la grammaire belcantiste vient en renfort de l’interprétation dans la strette (« Ah, bello, a me ritorna ») pour décrire les palpitations du personnage. Il serait fastidieux de décrire chacun des effets et trouvailles interprétatives pléthoriques de la Canadienne, d’autant que tout voit le jour avec naturel et évidence, comme si chanter Norma, incarner Norma était une seconde nature. L’an passé Antoine Brunetto concluait que « Sondra Radvanovky est sans aucun doute une des seules interprètes qui puisse actuellement prétendre s’approcher de la Norma idéale ». Le public de Toronto l’a vue les yeux dans les yeux.