Une tragédie belcantiste comme Norma peut-elle tenir la route en scène de nos jours ? Christophe Coppens vient d’apporter une réponse à cette question lancinante, qui semblait avoir semé le doute chez les têtes pensantes de La Monnaie de Bruxelles, lesquelles ne programmaient plus ce répertoire que sous forme de version de concert ces dernières années. Sa recette contient deux étapes : extraire les passions éternelles qui habitent l’œuvre, derrière le vernis gallo-romain, et les transposer intelligemment, dans un contexte qui évoque notre contemporanéité, sans jamais faire violence au texte. L’opération est menée avec beaucoup d’habileté. Norma est une femme qui a trahi par amour et son peuple et ses vœux, Pollione un jeune amant aussi séduisant qu’inconstant, Adalgisa une jeune fille à peine entrée dans l’âge adulte, qui se repent bien vite d’avoir été bernée. Les druides et les Gaulois sont un groupe de jeunes voyous tendance extrême-droite, qui vivent en marge de la société et ne rêvent que d’en découdre avec elle. La voiture, en tant qu’objet totémique de cette société haïe, apparait très souvent sur scène, dans des assemblages parfois spectaculaires. Au-delà de toute polémique, force est de constater que tout cela fonctionne bien, comme la Petite Renarde Rusée du même Christophe Coppens en 2017.
Le metteur en scène peut en outre compter sur une formidable équipe pour habiter son concept. Tous les chanteurs, en plus d’offrir une performance vocale étourdissante, sont investis dans un projet scénique qui les met parfois dans des positions inconfortables, mais auquel ils semblent croire et adhérer de toutes leurs forces. Cela commence par une Sally Matthews qui fait un entrée fracassante dans la lignée des grandes interprètes de Norma. Ceux qui connaissent le parcours et la voix de la soprano anglaise pouvaient craindre une druidesse un peu trop élégiaque, dans une veine sacrificielle. Il n’en est rien. Pour ses débuts dans le rôle, Sally Matthews assume complètement le côté dramatique de l’amante délaissée, et ses aigus plantés comme des poignards, ses malédictions, ses tourbillons de furie sont rendus avec autant de qualité que le « Casta Diva » de l’Acte I. Il faut la voir, magnifiquement mise en valeur par les éclairages de Peter Van Praet, passer du feu à la glace, s’immobiliser ou arpenter le fond de scène comme une féline blessée, toujours en accord avec le sens profond du texte, en osmose totale avec un personnage qui, si elle continue sur sa lancée, va sans doute devenir un de ses « signature roles ».
@Karl Forster
Face à elle, le Pollione d‘Enea Scala assume crânement les mauvais côtés de son personnage. Tout son corps semble nous crier : « Oui, je suis un homme volage, indécis, superficiel … et je ne compte pas changer ! » Pas question de chercher à racheter le proconsul romain, montré dans toute sa crudité et son infidélité. Mais Scala le pare de toutes les séductions vocales : pour ses débuts dans un rôle qui lui semblait destiné depuis les premiers pas de sa carrière, il met le paquet : lignes modelées avec soin, aigus aisés, ornementation dans les reprises, toute la grammaire belcantiste est convoquée pour composer un portrait de vilain irrésistible. On attend avec impatience son Raoul de Nangis en juin prochain.
Face à deux tels monstres sacrés, on pouvait craindre qu’Adalgisa soit comme effacée. Il n’en est rien, grâce à la vaillance de Raffaella Lupinacci. La jeune mezzo italienne (parce que c’est bien la version avec mezzo qui a été choisie) tire son épingle du jeu avec un chant foncièrement honnête, déclamé avec sobriété et justesse, reflet d’un personnage fondamentalement bon mais trahi par des circonstances qui la dépassent. A noter que son grain de voix assez sombre se marie idéalement avec celui de Norma dans des duos qui ont crucifié le public de bonheur, et dont les murs de La Monnaie se souviendront longtemps. On aurait cru voir certaines caryatides pleurer … Près de 30 ans ont passé depuis que Michele Pertusi faisait irruption sur la scène musicale et enregistrait pour Georg Solti des Leporello et des Don Alfonso qui continuent à faire référence. Si ce n’est comme un très léger voile, bien charmant, la voix est intacte, et la basse nous régale d’un chant noble, sonore et parfaitement maitrisé, où la respiration est invisible, comme la couture dans un vêtement de luxe. La présence scénique en impose, et le chef des druides n’est pas réduit au comprimario, comme c’est souvent le cas. Les deux petits rôles de Clotilde et de Flavio sont parfaitement tenus par Loic Felix et Cristina Melis.
@Karl Forster
Les chœurs de la Monnaie manquent un peu de projection au début de la representation. Un effet du masque ? Le défaut s’estompe au fil de la soirée, et leur affirmation permet de jouir à plein de la finesse de leur préparation. Jordi Blanch a fait un beau travail pour montrer que la partie chorale de Norma ne se résume pas au « Guerra ! Guerra ! », et il éclaire les entrelacs polyphoniques avec une subtilité qui fait sonner bien des parties comme nouvelles. Et voir les choristes se mouvoir avec tant d’aisance dans une mise en scène, jusqu’a s’amuser, montre l’alchimie qui s’est opérée entre les différents intervenants.
On a garde le meilleur pour la fin : Sesto Quatrini signe une performance de premier plan. D’abord sur un niveau purement technique. Tout amateur d’opéra sait que chaque représentation est un champ de mines, où il faut coordonner tant d’éléments différents que le sans-faute apparait comme un but inaccessible. Ce soir du 21 décembre 2021, on a pourtant entendu une exécution où tout était parfaitement en place, tant au niveau de l’orchestre lui-même que de son rapport avec les chanteurs et le chœur. Non content d’assurer une précision implacable, il apporte des nuances dynamiques toujours en situation, jusque dans les passages les plus célèbres, qu’il nous fait découvrir avec des oreilles nettoyées. Surtout, il maitrise l’art si rare du silence, sachant effacer son orchestre pour laisser quand il le faut toute la place aux chanteurs, voire au néant. Un chef est grand pas seulement par ce qu’il dit.
Des décisions gouvernementales que personne ne comprend ont obligé La Monnaie à limiter la jauge à 200 spectateurs. Alors que, en ces temps troubles, un tel spectacle devrait etre offert aux multitudes. « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la lumière ; toute la place est pour la lumière. » René Char, juin 1940.