Une soprano au sommet de son art, si elle en a les moyens, peut-elle ignorer Norma ? Le rendez-vous est inévitable bien que jonché d’obstacles, la comparaison avec les grandes titulaires du rôle n’étant pas le moindre. Vous avez dit mythique ? De son propre aveu, Elza van den Heever a axé son parcours ces dernières années vers la conquête de ce graal lyrique. A posteriori, Donna Anna (Don Giovanni), Giselda (I lombardi), Leonora (Il trovatore), Alcina puis – coup d’accélérateur – Maria Stuarda à New-York et enfin Anna Bolena l’an passé sur cette même scène du Grand-Théâtre de Bordeaux apparaissent comme autant de marches vers le podium bellinien. A chaque fois,le succès public et critique fut à juste titre interprété comme une invitation à aller plus loin dans la démesure vocale et l’investissement scénique.
Une fois la serpe de la druidesse à la main, impossible de rebrousser chemin, même si la transposition de l’intrigue dans un cadre rural au milieu du XIXe siècle s’avère d’une inutile laideur (montrer les personnages en péplum aurait introduit une trop grande distance avec le public d’aujourd’hui, paraît-il), même si les costumes désavantagent (gaulois en paysans, romains en bourgeois, de politique et religieux, le conflit devient social – l’idée n’est qu’esquissée), même si Christopher Alden, dans sa quête erratique de vérité théâtrale, oblige les chanteurs à adopter les positions les plus inconfortables – couché à terre, en équilibre sur le tronc d’arbre qui fait office de décor unique –, même si pour résumer, la mise en scène, déjà présentée à l’Opera North en 2012, dessert l’œuvre plus qu’elle n’aide le spectateur d’aujourd’hui à en appréhender les enjeux.
© Guillaume Bonnaud
Sonore – parfois trop – mais complaisante lorsque nécessaire, prometteuse le temps de l’ouverture envisagée comme une course éperdue vers son issue fatale, la direction de John Fiore peine ensuite à discipliner les forces en présence : attaques incertaines des cuivres, chœurs souvent hésitants. Tout n’est pas calé mais la montée au bûcher s’accompagne de l’ascension émotionnelle à laquelle Richard Wagner lui-même n’était pas insensible.
Pour avoir lutiné une jeune druidesse, Flavius interprété par Daniele Maniscalchi sera émasculé. Terrible châtiment réservé à un rôle mineur. En revanche, même si secondaire, Clotilde ne laisse personne indifférent depuis que l’on sait que la suivante de Norma fut interprétée par Joan Sutherland, à l’aube de sa carrière, aux côtés de Maria Callas. Si maîtrisé soit le chant, la tessiture de mezzo-soprano de Marie Karall lui interdit a priori tout espoir de promotion, sauf à rebattre les cartes ainsi que l’a proposé dernièrement Cecilia Bartoli (voir l’article de Jean Michel Pennetier).
Pour ses débuts à l’Opéra de Bordeaux, James Creswell offre d’Oroveso un portrait fort éloigné du patriarche sourcilleux et charbonneux auquel on est habitué. Voix claire, accents timides, omniprésence discrète : la mise en scène le préfère ainsi. Il doit d’ailleurs à la fin de l’opéra céder à un autre l’emblème de son pouvoir – une sorte de robe de chambre mal seyante. Le livret ne lui en demandait pas tant. Andrea Caré perpétue une – mauvaise – tradition qui veut Pollione ténor dramatique. La vérité vocale du proconsul n’est pas à chercher du côté des Don Carlo, Enzo (Gioconda) ou encore Pinkerton (Madama Butterfly) qui forment aujourd’hui l’ordinaire de cet élève de Raina Kabaivanska. La beauté du métal et l’homogénéité des registres n’empêchent pas la limite de l’aigu, l’absence de variations et plus généralement le défaut de style. Dans la résolution de l’équation vocale qui veut Adalgisa mezzo lorsque Norma est soprano, Jennifer Holloway se pose en sœur plus qu’en rivale : timbre et largeur ne sont pas si éloignés du ceux d’Elza van den Heever bien que le vocabulaire soit moins varié et le rôle de toute façon moins exigeant.
Qu’importe d’ailleurs les partenaires, la lecture musicale, le décor : pas de Norma sans une interprète conforme à l’image que l’on s’en fait. Image imposée par une écriture intransigeante, d’une étendue inhumaine, d’un raffinement proche du sadisme dans les ornementations, d’une longueur marathonienne avec l’endurance que cela implique, d’une variété d’expression inépuisable : femme et déesse, mère et maîtresse, amie loyale et ennemie vengeresse. Dire qu’Elza van den Heever dompte déjà la bête serait exagéré mais elle en possède les clés, à commencer par la force physique nécessaire pour tenir la durée de la représentation – trois heures, entracte inclus – sans signe de fatigue, sans baisse de régime, sans concession aux notes les plus exposées. Au contraire, le deuxième acte la montre encore plus expressive que le premier avec dans chacune de ses interventions une détermination quasi suicidaire. Volonté scénique à porter au – maigre – crédit de Christopher Alden ou partis pris interprétatif dicté par l’ardeur du tempérament ? Norma se présente comme une tigresse incontrôlable, violente, effrayante même tandis qu’un travail permanent sur le souffle et le volume vient tempérer d’effets belcantistes l’intransigeance de l’interprétation. Plus que par la puissance, plus que par l’ampleur, c’est par la manière dont Elza van den Heever maîtrise le flux généreux de son chant que sa Norma s’impose, d’un « Casta Diva » qui ne déçoit pas parce que lié et allégé, jusqu’à un deuxième acte incendiaire, dont les flammèches conclusives allumées sous le tronc d’arbre ne sont que le pâle aboutissement.