Après Candide (2006) et West Side Story (2007), le Théâtre du Châtelet poursuit son cycle Bernstein avec le rare On the Town, représenté pour la première fois en France, dans une production qui nous vient de l’English National Opera.
Rare, mais pas inconnu, puisque de ce « musical » sera tiré un film célèbre, tourné pour la MGM en 1949 par Stanley Donen, « Un jour à New York » avec des stars comme Gene Kelly, Frank Sinatra, Vera Ellen et Ann Miller. Pourtant, les auteurs ayant sans vergogne tranché dans le vif de la partition pour la remplacer par des pages de Roger Edens, compositeur typiquement hollywoodien, Leonard Bernstein finira par refuser de figurer au générique, bien que trois de ses chansons aient été conservées. Quant à la chorégraphie de Jerome Robbins, Gene Kelly n’hésitera pas également à s’en affranchir, du moins en partie.
Malgré l’indéniable qualité du film, il est clair qu’un des principaux atouts du spectacle présenté au Châtelet est de donner à voir une version plus proche de la création originale de Bernstein et Robbins. En 1943, Leonard Bernstein avait fait sensation en débutant à la tête du New York Philharmonic, remplaçant Bruno Walter au pied levé, et à peine deux mois plus tard, sa première symphonie Jeremiah était créée. Devenu assistant du directeur de l’orchestre, il rencontrera Jerome Robbins grâce au décorateur Oliver Smith, et tous trois concevront le projet d’un ballet, Fancy Free, couronné d’un très grand succès lors de sa création en 1943.
L’idée d’un « musical » issu de ce ballet allait germer, et à l’équipe initiale devaient se joindre, pour le livret et les lyrics, Betty Comden et Adolph Green, que Bernstein avait occasionnellement accompagnés au piano lorsqu’ils se produisaient dans cabarets satiriques.
Après plusieurs mois d’un travail acharné, le spectacle fut créé en 1944 à l’Adelphi Theatre de New York et fut très bien accueilli par le public et la critique. L’œuvre sera reprise régulièrement, et son succès ne s’est jamais démenti, même aujourd’hui, plus de soixante ans après sa création.
Il faut dire que son écriture musicale est très novatrice, mêlant à la fois jazz et chansons populaires, et que la danse y occupe une place prépondérante, Jerome Robbins oblige. De plus, son argument, racontant une journée passée à New York par trois marins en permission à la recherche de bonnes amies complaisantes, le tout sur fond de deuxième guerre mondiale (nous sommes en 1944), possède un charme indiscutable. A la fois légère, drôle et pétillante, l’œuvre n’est pas exempte de gravité dans son évocation de ces « amours d’un jour » vécus par les marins. Amours de guerre aussi, comme on pouvait les connaître à l’époque, où rien n’était sûr et devenait susceptible d’être remis en jeu à chaque instant. C’est aussi le thème d’un autre film célèbre, anglais celui-là, « Brève rencontre » (1945) de David Lean.
A la fin de l’histoire, alors que nos trois compères réembarquent in extremis sur leur navire, trois nouveaux jeunes marins arrivent à leur tour, prêts à croquer la ville à belles dents, sorte de mise en abyme de la tragi-comédie de la vie. Urgence du plaisir et de la découverte, tour à tour déclaration d’amour à New York et sensation aigüe du temps qui passe et des choses qui se terminent, – à ce titre la chanson très nostalgique « Some other time », est exemplaire – ce chef d’œuvre doux-amer vaut vraiment le détour. D’autant plus que des trois productions d’œuvres de Bernstein présentées par le Châtelet, c’est cette dernière qui nous a semblé la plus aboutie.
Le savoir-faire de l’English National Opera y est certes pour quelque chose, car outre Manche, la tradition du « musical » est solidement ancrée, bien plus qu’en France : décors ingénieux et efficaces, costumes inventifs et très colorés, éclairages raffinés, professionnalisme absolu de la troupe et des solistes originaires d’Australie, des Etats Unis et d’Angleterre, qui savent danser, chanter et jouer la comédie avec chaleur, tonus et virtuosité, tous sont formidables. Mention spéciale cependant aux trois marins hâbleurs et un peu naïfs : Tim Owar, Adam Garcia et Joshua Dallas, à leurs conquêtes au caractère bien trempé : Sarah Soetaert, Caroline O’ Connor et Lucy Schaufer, à la fois hilarantes et touchantes. Et puis à des figures hautes en couleurs : la prof de chant plutôt portée sur la bouteille de Sheila Reid, l’extraordinaire numéro de cabaret d’Alison Jiear et … et last but not least la désopilante prestation de Jonathan Best en Juge Pitkin W. Bridgework, qui ponctue toujours d’un « Je comprends, je comprends » les diverses infidélités de sa fiancée Claire de Loone (Lucy Schaufer), jusqu’au jour où il ne veut plus rien comprendre du tout. Ajoutons que cet artiste, qui par ailleurs chante Leporello et don Alfonso, possède sans conteste la plus belle voix lyrique de toute la distribution.
Un spectacle à recommander en cette période de fêtes par ailleurs un peu morose et à consommer sans aucune modération.