« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». Prendre des billets pour une représentation affichant Angela Gheorghiu est devenu, depuis quelques années, un pari audacieux. Personnellement, avant cette représentation, j’avais failli voir la soprano roumaine dans deux soirées différentes de Traviata : les deux fois, sa participation fut annulée au dernier moment. Notre confrère Antoine Brunetto fut plus heureux puisqu’en s’y prenant à deux fois il eut la chance de l’entendre à New-York (cf. son compte-rendu ). Plein d’espoir, j’attendais moi aussi la récompense de ma patience ; mais c’était avant d’avoir remarqué que la dernière de Traviata (le 17 juillet) était dangereusement rapprochée de la première de Simon Boccanegra à Madrid (le 22). Sans grande surprise, la chanteuse s’est découvert une maladie la contraignant à annuler in extremis cette dernière représentation de la série : on imagine sans peine que la diva amplement reposée assurera une première mémorable à Madrid (pour les autres représentations, c’est déjà moins sûr et les paris restent ouverts ; ah ! pardon : on m’annonce dans l’oreillette son annulation pour la soirée du 25 et ce serait bien parti pour le 28 également).
En programmant une cantatrice « à risque », le Royal Opera aurait pu au moins prendre deux précautions : la première était de l’entourer d’une distribution irréprochable afin que tout ne soit pas perdu au moment probable de sa défection ; la seconde, d’investir dans une doublure de qualité puisque celle-ci aurait toute chance de se produire à la place de la chanteuse programmée. Hélas, aucunes de ces deux conditions ne furent réunies pour l’occasion. L’annonce du remplacement, faite devant le rideau, amène quelques huées sonores mais isolées. Originaire de Lettonie, Marina Rebeka nous est présentée pendant l’annonce comme la future Reine de la Nuit de la saison à venir, ce qui au premier abord peut sembler prometteur. Hélas, après quelques minutes, il faut bien se rendre à l’évidence : voilà une doublure qui ne risquait à aucun moment de faire de l’ombre à sa lunatique consœur. Elle est l’exemple même d’une honnête troupière, capable de chanter toutes les notes, mais sans la moindre imagination. Le timbre est assez agréable, clair et lyrique, la projection convenable, mais les variations de couleurs sont totalement inexistantes, les pianis rares (le « tutto e fini » de « Addio del passato » est terminé forte), le « Sempre libera » est un peu laborieux (on s’étonne au passage qu’une future Reine de la Nuit n’offre pas le mi-bémol, mais à l’écoute de ce qui précède, ce n’est finalement pas si surprenant que cela) ; devant tant de monotonie, on finit par sombrer dans un ennui total. Le public londonien lui fera néanmoins un beau succès, largement immérité : peut-être s’agissait-il au fond de se convaincre que l’on n’avait pas totalement perdu sa soirée.
J’attendais beaucoup de l’américain James Valenti, précédé d’une réputation flatteuse sur certains forums lyriques américains. Là encore, la déception est grande : timbre impersonnel et blanc, projection limitée, le chanteur se bat avec les notes à plus d’une reprise : la cabalette « O mio rimorso » met ainsi les oreilles au supplice, le chanteur ne cherchant même plus à prononcer les consonnes ou les voyelles pour pousser les aigus à répétitions de « Quest’onta lavero » ; étonnamment, le ténor conclut son air par un minuscule contre-ut venu d’on ne sait où. Théâtralement, l’acteur est d’une grande gaucherie, promenant un sourire ahuri plaqué sur un faciès gominé à la Buster Keaton. Fatigue passagère ? A moins que la fréquentation en parallèle de rôles plus lourds (Pinkerton est, avec Alfredo, son cheval de bataille) n’ait fait évoluer prématurément la voix (de même, les derniers Alfredo de l’excellent Jonas Kaufmann n’avaient rien d’exceptionnels).
Avec une entrée passablement vociférante, Zeljko Lucic n’est guère rassurant : sommes-nous à une représentation de Chénier à Vérone ? Fort heureusement, les choses s’améliorent assez rapidement, avec un chant plus maitrisé à défaut d’être techniquement parfait. Là encore, on ne sort presque jamais de la routine de troupe et seul un « Di Provenza » très bien exécuté viendra contrebalancer une participation relativement indigne de cette salle.
Les nombreux seconds rôles n’ont pas toujours une diction très italienne, les plus doués étant de jeunes asiatiques comme Ji-Min Park ou Changhan Lim, aux voix fraiches et séduisantes. L’ensemble est toutefois de grande qualité, très homogène et chacun est finalement attachant par son investissement dramatique : Sarah Pring finit par émouvoir en Annina « mère-poule » profondément attachée à Violetta, de même que l’attentionné Grenvil de Richard Wiegold. Saluons également un Chœur du Royal Opera au sommet de sa forme.
Riccardo Muti ou Claudio Abbado ont su démontrer par le passé qu’un grand chef peut faire des miracles, y compris avec un plateau moyen. Mais Londres n’est pas Milan et encore moins Lourdes, et Yves Abel passe hélas totalement à côté du drame en offrant une direction dépourvue de tension : c’était bien la première fois que je voyais une filiation entre le bouleversant « Addio » du dernier acte et l’aimable « Il faut partir » de La Fille du Régiment ! Reconnaissons au moins au chef canadien le mérite de suivre convenablement ses chanteurs.
Nous ne reviendrons pas sur l’excellente mise en scène de Richard Eyre maintes fois chroniquée dans la revue et qui semble à chaque fois retravaillée jusque dans les moindres détails : une valeur sûre, mais qui ne suffit pas à sauver la soirée.
Il est des naufrages en pleine mer proprement historique, des « Titanic » musicaux ; ce soir hélas, nous avons sombré à quai.